Citations sur Les Lisières (265)
Tout dans son attitude disait le découragement, la vie qui vous scie les pattes, vous brise les os pour rien, juste parce que c'est comme ça, que le monde marche sur la tête et que vous êtes né du mauvais côté. Pas du plus mauvais, non. Mais pas du meilleur non plus.
En dépit de tout ce que je pouvais en dire ou écrire, je n'étais plus d'ici. Et puisqu'il semblait acquis que je ne serais jamais non plus d'ailleurs, j'étais désormais condamnée à errer au milieu de nulle part.
Au chapitre des objets insolites que conservait ma mère, je dois aussi mentionner la planche que j'avais découverte au pied du sapin l'année de mes sept ans. Là encore je ne m'en souvenais pas mais l'anecdote, si drôle n'est-ce-pas, avait tellement été répétée au long des années que le récit hilare qu'en faisait mon père s'était substitué à la mémoire que j'en avais, à tel point qu'il m'arrivait de voir s'imprimer dans mon cerveau l'image enfuie de ce moment.
J'avais un mal fou à comprendre cet attachement aux lieux, aux liens du sang, aux objets, aux choses, aux souvenirs même. Il me semblait que j'avais passé mon temps à effacer des traces, à briser des liens. La moindre évocation du passé me mettait mal à l'aise. Le moindre retour en arrière me vrillait le cœur. D'ailleurs, depuis trois jours que j'étais ici, je me sentais comme un paquet de larmes qui ne voulaient pas couler.
Au fond de moi j'espérais leur manquer. J'étais comme un gamin qui pense à mourir pour qu'on le regrette. J'étais ce genre de gamin exactement. Je l'avais toujours été.
Nous avions tous au moins dix ans de retard. Nous ne savions rien faire de nos mains. Ni de nos vies. Et nos enfants poussaient comme des herbes sauvages, plus vifs et délurés que nous ne l'étions, dès leurs onze ans ils nous échappaient pour gagner des terres qui nous seraient à jamais inconnues, on pouvait juste prier pour que rien de trop fâcheux ne leur arrive, pour qu'ils s'en sortent sans trop d'écorchures.
C'était idiot de penser à une telle chose je le savais bien, les enfants n'imaginent pas que leurs parents ont une vie propre, en-dehors d'eux, c'est vrai à huit ans et ça l'est toujours à quarante, que peuvent-ils devenir sans nous cette question nous traverse tous, même une fois devenus parents.
De nouveau, son regard fatigué s'est porté sur moi. Je me suis demandé si elle m'avait reconnu. Puis j'ai compris qu'elle ne me regardait pas, qu'elle ne regardait personne, que ses yeux se posaient sur du vide et la renvoyaient à l'intérieur d'elle-même, au fond de ses pensées, ou de leur absence, dans ces contrées floues et cotonneuses que peint la fatigue.
- Voilà, lui avais-dit. je suis un être périphérique. Et j'ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m'ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu'autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. A l'intérieur, à l'extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J'ignore même où il se trouve et s'il existe vraiment. La périphérie m'a fondé. Mais je ne m'y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part.
Cette fois elle avait réussi. Pendant un quart de seconde je l'ai détestée, vraiment.