Terrassement

Les Voyageurs formaient une société libre dans cette immense prison qu'était l'Angleterre. Les conditions de vie dans les exploitations agricoles étaient si défavorables que seuls des hommes et des femmes déclarés coupables de "crimes" y travaillaient. Pour maintenir le nombre des travailleurs agricoles, les lois dans les vastes cités bondées s'étaient faites de plus en plus strictes, afin que de nouvelles infractions garantissent une main-d'œuvre nouvelle. Mais certains de ces travailleurs s'enfuyaient des villages et s'organisaient en bandes.
Ils n'avaient nul espoir de retourner vers leurs familles dans les cités. Dans les cités, perchées sur leurs hautes plateformes au-dessus du sol, il était impossible de rentrer en fraude, ou quasiment. Ainsi, les Voyageurs voyageaient, vivant aussi librement que possible à l'intérieur de leur vaste prison, jusqu'à ce qu'ils soient capturés par des machines, des chiens ou des hommes. (p. 91-92)

Une légère bruine commença à tomber. En fait, c'était de l'insecticide, et les arroseuses étaient déjà occupées à décrire des cercles au-dessus des champs, balayant et rebalayant la terre de leur vol matinal, sans en omettre un pouce. Enfermé dans ma combinaison, mais aussi dans la cabine du tracteur, j'étais doublement à l'abri. Nous passâmes devant un champ qu'une énorme machine aspergeait d'un correctif chlorophyllien, projetant un crachin dru et vert qui s'unissait à la pluie d'insecticide. (...) Il me sembla, l'espace d'un instant, que je me déplaçais à la surface d'une planète inconnue. Ce n'était pas là un monde que je pourrais connaître, ou qui me tolérerait. Sortir sans protection aurait signifié une mort douloureuse. À cette pensée, un chagrin terrible me fouilla le cœur comme un ver. D'une certaine manière, on m'avait dépossédé. La plupart des attributs de la terre lui avaient été retirés, ou avaient été modifiés. (p. 68-69)

"La faim dans le monde revêt des formes nombreuses et compliquées," m'avait dit un jour March Jordill. Nous triions des chiffons. C'était le soir; je me souviens encore de la lumière. Il me parlait comme à un égal. "Même la religion s'est subordonnée à la faim, comme tout le reste, de la même manière que, dans le monde sous-peuplé d'autrefois, la pensée de l'occident, jouissant de l'abondance, était subordonnée à l'abondance. Nous pouvons nous en rendre compte à présent, même si eux ne le pouvaient pas, à l'époque."