Citations sur Comme un ciel en nous (54)
De quoi parle-t-on quand on parle d'art ? De conservation. De permanence. D'un vœu d'éternité.
Alors, de quoi ne parle-t-on pas quand on parle d'art ?
Pour moi, c'est souvent une façon détournée, presque cryptée - mais le cryptage a-t-il encore sa place en littérature ? - d'évoquer la violence, la destruction, la mort. (...)
Ce dont je ne parle pas chaque fois que je parle d'art, ce sont les vies, toutes ces vies auxquelles l'histoire aura accordé moins d'importance qu'à cette matière dont l'art est fait.
Plutôt, il (mon père) savait adopter le temps des enfants, le temps de l'enfance, si riche, si lent — un temps si long qu'on ne sait pas encore au juste ce que c'est que le temps : on s'y meut comme on fend l'air que l'on respire, sans la moindre intuition qu'il pourrait un jour venir à manquer.
Alors, de quoi ne parle-t-on pas quand on parle d'art ?
Pour moi, c'est une façon détournée, presque cryptée-mais le cryptage a-t-il encore sa place en littérature ? d'évoquer la violence, la destruction, la mort. Une œuvre d'art, une fois reconnue comme telle, semble extraite du cycle qui nous concerne tous. Elle est éternellement soignée, éternellement choyée. Ce dont je ne parle pas chaque fois que je parle d'art, ce qui me hante chaque fois que je parle d'art, ce sont les vies, toutes ces vies auxquelles l'histoire aura accordé moins d'importance qu'à cette matière dont l'art est fait.
L'amour de mon père était un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que je le voie ou pas.
Cette petite ne parlera jamais français. Et lui me l’avait raconté. N’avait pas pu s’en empêcher. Pas tout de suite, bien entendu. Pas sur-le-champ, à l’époque où en effet je ne parlais pas français, où je ne parlais d’ailleurs pas du tout. Mon père n’était pas cruel. Il a attendu non seulement que je le parle, le français, mais que je l’écrive. Que j’obtienne le Goncourt du premier roman. Alors il me l’avait dit. Mon succès, si modeste fût-il, était sa revanche ; et j’avais compris combien ma main, celle qui encore aujourd’hui écrit au stylo – combien cette main que je croyais mienne, et qui l’était, était aussi celle qui prolongeait, qui achevait un bras que je croyais mien, et qui l’était, mais qui en même temps était le bras de mon père.
Le bras armé de mon père.
Les musées nous ont habitués à l'idée que les oeuvres ont été faites pour être vues. Qu'elles sont faites pour la lumière, pour les regards. Notre passion du visible est devenue une passion de la visibilité. Les écrans ont fait pour nos corps et nos visages ce que les musées ont fait pour les oeuvres - ces écrans miniaturisés jusqu'à tenir dans nos poches, à nos poignets.
Les hommes qui, comme mon père, ont des secrets et les gardent semblent presque appartenir à un autre monde.
C'est une autre façon - temporelle, morale, plutôt que géographique - d'être étranger. Etranger à une époque où notre goût pour l'exposition a basculé dans celui de l'exhibition.
...les apparences comptaient davantage que le reste, davantage que le confort, c'est déjà beaucoup d'être étranger, si en plus on fait pauvre, on est fichu : voilà ce que pensait mon père.
Rien de tel chez mon père; au contraire, la maison qu'il professait s'être choisie, c'était le Louvre, justement; si tant est que l'on puisse choisir de s'établir non dans un pays mais dans un art, non dans une nation mais dans la beauté. Et malgré cela, malgré tout, la question de l'appartenance finit un jour ou l'autre par nous rattraper. (p. 119)
Au Louvre, mon père avait un faible pour les Corot. (...)
Jean-Baptiste Camille Corot, peintre paysagiste du dix-neuvième siècle dont mon père, à la suite de Baudelaire, de Zola, admirait le talent, et dont l'histoire-du moins telle qu'il me la racontait-dit qu'après avoir acquis une certaine notoriété, il acceptait de signer des toiles de confrères dans la misère, pour décupler leur prix de vente. Mon père aimait cette idée. Il lui plaisait que l'amitié, l'humanité, puissent compter davantage qu'une étroite question de paternité. Et il se réjouissait de ces récits où les opprimés prennent leur revanche , où l'on retourne un système contre lui-même pour en tirer parti. (p. 133)
Une forme d'art aussi, j'imagine. Celle de mon père, au fond, aura été de savoir ouvrir l'oeil. Et de savoir sourire de ce qu'il voyait. (p. 144)