Tueurs sur planche à voile

— Ecarte les bras et rapproche les pieds ! Attention, la voile ! Plus inclinée vers l'arrière ! Serre le vent, serre le vent !
Au moment où je descends de ma R 5, Alain Quefort est en train de donner des conseils à une splendide sirène juchée sur une planche à voile qui tangue dangereusement, à une vingtaine de mètres du rivage. La sirène en question, d'ailleurs, ne ressemble à une sirène que par la moitié supérieure de son corps. A l'évidence, sa moitié inférieure ne se termine pas en queue de poisson. C'est une merveilleuse créature grande et mince, dévêtue d'un monokini rouge à peine plus large qu'un ruban d'emballage. Pour l'instant, je ne l'aperçois que de dos, mais si l'endroit vaut l'envers, je jouerai volontiers à pile ou face avec elle. Comme si elle devinait mes pensées, la fille se tourne à demi, me dévoilant son meilleur profil. Belle figure de proue, ma foi ! En voilà une qui n'a pas besoin de gilet de sauvetage. On aimerait se noyer dans ses environs immédiats pour l'utiliser comme ultime planche de salut.

Je l'aime bien, Alain Quefort. A le voir comme ça, en maillot de bain, bronzé et musclé comme il n'est pas permis de l'être, on ne croirait jamais qu'il est agrégé de lettres classiques. Ses cheveux mi-longs, à peine frisés, son nez un peu fort, surplombant une fine moustache, lui donnent un air de mousquetaire du roy, ou plutôt, de la reine, compte tenu de son inclination très marquée pour les personnes du beau sexe. Durant l'année scolaire, il s'efforce d'implanter des racines grecques et de faire germer des déclinaisons latines dans de jeunes esprits plus ou moins fertiles. Le temps des grandes vacances, il retrouve le club de wind-surf qu'il a fondé à Port-Lido, voici quelques années

L'homme a l'air jeune, la trentaine sans doute, bien que ce soit assez difficile à dire dans l'état où il se trouve. Les traits sont déformés par un rictus. Les lèvres bleuies et retroussées laissent apparaître les deux rangées de dents. La bouche est engorgée par du sable et des algues. Les cheveux sont noirs et bouclés, le nez légèrement écrasé. Ce n'est pas exactement le genre de portrait que l'on aimerait avoir aux murs du salon.
— Qu'est-ce qu'on fait ? demande Alain. On pourrait le déballer complètement. Il aurait peut-être l'air moins sinistre.
— Il vaut mieux ne pas y toucher, dis-je, et prévenir la police.

— Nom de Dieu ! s'exclama Alain. C'est la voile qu'on m'a fauchée hier !
— Eh bien, dis-je, un petit plaisantin s'est amusé à la déguiser en linceul. J'en déroule une partie de manière à dégager le visage du mort.
Je ne suis pas surpris d'entendre Alain jurer une deuxième fois, avec une vigueur redoublée :
— Nom de Dieu de nom de Dieu ! C'est mon voleur !
— Tu vois, dis-je en lui tapotant l'épaule, on a bien raison d'affirmer que bien mal acquis ne profite jamais

Il hausse les épaules.
— C'est elle qui est venue ici. Ça faisait un moment qu'elle était plantée au bord de la route, en plein soleil, et personne ne s'arrêtait.
Alors... Je lui coupe la parole :
— Tu veux dire que pas un automobiliste n'a accepté de la prendre à son bord ? Ecoute, mon vieux : ou elle t'a raconté une blague, ou bien tous les chauffeurs qui ont roulé hier sur cette route étaient des pédés