Un temps de chien

Comme montée sur ressorts, la tête de Mac Cool émergea de nouveau des entrailles de la terre. Il jeta un regard noir sur les oiseaux perchés alentours
_ Qu'est-ce j'entends ? « Laissé pour mort » ?
Semblant vouloir ignorer la réprimande, une partie des volatiles se mit à scruter le ciel avec avec un air dégagé, tandis que l'autre dépliait ses ailes pour se voiler la face. Margot n'en croyait pas ses yeux. Jamais elle ne se serait imaginé lire un jour une expression humaine sur une tête d'oiseau.
_ J'attendais un peu plus de sérieux de la part de déesses de votre envergure, gronda Mac Cool visiblement excédé.

Éventuellement un dogue allemand bien nourri ou un terre-neuve obèse pourraient intégrer cette liste, chercha-t-il à plaisanter sans grand succès. Mais l'animal le plus proche en poids de ce que nous recherchons est le lion d'Occitanie. Un chien dont les standards ne sont pas reconnus par les différents clubs, sociétés ou services habilités. Cet animal a régulièrement été pesé à plus de quatre-vingt-dix kilos. Quoi qu'il en soit, s'il devait s'agir d'un de ces chiens, il serait d'une taille exceptionnelle.
L'expert essuya ses lunettes avant de poursuivre :
_ Comme certaines espèces devenues mythiques ont été éliminées, je veux parler des des molosses vikings ou des chiens d'ours scandinaves, il est évidentque le dangereux animal se trouve à l'intérieur de cette liste.
Et les chiens de Culann ?

Un mélange de grâce et de puissance se dégageait du splendide animal qui les observait avec curiosité. Le chien semblait se demander ce qu'il faisait là, perdu au beau milieu d'un parc en pleine nuit, avec des vêtements de femme en lambeaux autour de son corps robuste. Sa taille était impressionnante, atteignant plus d'un mètre au garrot. Son épais poil couleur fauve reflétait les pâles rayons de lune et seul son regard sombre échappait à la lumière. Du souvenir que Margot gardait des lévriers irlandais qu'elle avait déjà pu observer, elle n'avait aucun doute: cet animal était différent. Plus grand, plus fort. Plus lourd aussi. Avec la tête allongée caractéristique de l'Irish Wolfhound, les oreilles petites, le cou long et musclé, le même poitrail, large, aux côtes profondes, et les membres puissants. C'était l'archétype même d'un chasseur de loup d'une autre époque, qui se tenait devant eux.

- Son apprenti… le petit-fils à Roger, tu veux dire ?
- J’crois que c’est lui, oui.
- Une sacrée bonne affaire que t’as fait là, rigola le vieux Toussaint. Je sais de quoi je cause: il a posé un Vélusc chez moi…
- Un Vélux, Toussaint, un Vélux ! pas un Vélusc…
- Ouais, ben tu verrais le résultat, pas sûr que tu le prononcerais comme ça. Il est né avec deux mains gauches ce môme-là, j’te l’dis, moi...

— Hein, fils ! C’est pas possible ? avait dit l’homme en regardant son jardin, des larmes plein les yeux. C’est pas réel, ce truc ? C’est jamais qu’une expression à la con, pas vrai ?… Juste une expression à la con ?…

À cet instant, Calgary lui aurait bien répondu, mais il n’avait pas pu. Et ce n’était pas de voir les crânes de plâtre d’Atchoum et Simplet explosés aux quatre coins de la pelouse qui lui causait cet effet-là, non, c’était l’état de son pauvre père qui l’avait laissé sans voix.

Devant l’étrangeté de la scène, au lieu de le réconforter pour sa foutue collection de nains de jardin réduite en miettes, Calgary n’avait rien trouvé d’autre à faire que de hausser les épaules. Et il s’en était voulu.

Non, aurait-il dû répondre à son père en larmes, quand il le lui avait demandé, non, ce n’était pas qu’une expression à la con… Mais il était resté sans voix.

Il jetait maintenant un coup d’œil à la façade de cette bicoque que le vieux refusait de quitter depuis toujours. Juste au pied du mur maculé de sang, devant la fenêtre de la chambre, le béton était fêlé sur deux bons mètres. L’impact avait dû être terrible. Calgary se tourna, regarda les animaux désarticulés encore encastrés dans la pelouse, et secoua la tête :

— Bordel, j’en reviens pas. Il aurait pu y rester…

— Sûr, fit le pompier sans lever la tête. Dans son malheur, votre papa a eu de la veine que ça tombe que dans le jardin.

— On va dire ça, ouais… Mais d’où ça a bien pu venir ces trucs ?

Le type se redressa. Il balança une nouvelle carcasse dans la brouette empruntée au vieux, et cracha sur l’herbe :

— Putain j’en sais rien, mais ça me fout la gerbe toutes ces bestioles explosées. Et si jamais y en a encore un qu’essaye de m’expliquer que c’est un coup des Anglais, et qu’ils nous font pleuvoir des chiens et des chats sur la gueule, je vous jure que vous finissez sans moi !

_ Ne me mentez pas. Vous avez bu ?
_ Que nenni Lieutenant ! Un Irlandais ne boit jamais seul. Il ne partage ses libations qu'avec ses amis. C'est pourquoi je vous attendais avec impatience. Je ne connais que vous ici. D'ailleurs, dès que nous en aurons terminé, je vous autoriserai à m'offrir un verre.
_ Mac Cool, si jamais vous m'avez fait venir dansz le seul but de participer à vos libations, je vous jure que je vous fous au trou.

En plus de jolies pensées concernant les bulles, Yukio Mishima avait également écrit de très belles choses comme : "S'il n'avait jamais existé de témoins de notre honte, on ne saurait pas ce qu'est la honte..."
Quand Calgary explosa enfin la robinetterie d'un coup de pied rageur, la fille ne lui fit même pas l'aumône d'un regard...

Calgary, qui n'avait aucune envie de ramasser des animaux en bouillie au petit matin, se força à sourire :
_ Craignez rien, Chef, je n'ai aucune théorie sous le coude. Mais j'ai bien peur qu'on n'ait pas fini d'entendre des explications fantaisistes.
_ Pour sûr, affirma un second pompier sous le masque de protection qui lui prenait le nez et la bouche.
Il s'approcha, jeta une boule de poils non identifiée dans la brouette et, se retournant, se retrouva face à la haute stature de Calgary. Il détailla le géant avec des yeux ronds, la bouche probablement ouverte derrière son masque. Pour se donner une contenance, le pompier se frotta la joue du dos de la main, puis se pencha vers la pelouse.
_ Pour sûr qu'on n'a pas fini, reprit-il en essuyant ses gants sur l'herbe. Tiens, moi par exemple, pas plus tard que la semaine dernière, eh bien j'ai lu qu'au Moyen-Âge, les assiégeants catapultaient des cadavres de pestiférés dans l'enceinte des châteaux. Alors, ces clébards, là, d'un coup...

_ Hmm...
Il parut réfléchir un instant, se gratta pensivement le barbe et reprit :
_ Voyez-vous, Lieutenant, le mal est enfanté par ce qui nous dépasse. Pourquoi les gaulois craignaient-ils de voir le ciel tomber sur la tête ? Pourquoi dit-on que les vampires sortent du brouillard ? D'où proviennent le kraken scandinave remontant des noirs abysses et l'ogre terrifiant nos enfants qui sortdu placard de la chambre ? Tout ceci est causé par le néant. Ainsi, je suis convaincu que Jack l'éventreur est né un jour de fog de White Chapel. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il n'a jamais pu être identifié.

- Je commence à adorer les belles histoires de l'oncle Mac Cool. Pas toi, David ?
- Moi ? Pas vraiment, non... Ton type commence même sérieusement à m'échauffer les oreilles.
- Ça a toujours été mon drame, reconnut Mac Cool en se grattant la barbe. À trop plaire aux femmes, j'en viens à déplaire aux hommes... Ou ceux qui s'imaginent en être.
- Margot. Dis-lui que s'il continue, je vais me voir dans l'obligation de lui péter la gueule.