Maman pour le dîner sonne comme l'annonce d'une soirée familiale où l'on s'attend, connaissant
Shalom Auslander, à une satire de la mère juive.
Issu d'une famille juive orthodoxe, il racontait avec humour, dans Les lamentations du prépuce en 2007, son rapport au judaïsme ; en 2012, il inventait une histoire totalement décalée (et non politiquement correcte!) autour de la survie d'
Anne Frank dans le grenier d'une maison américaine.
Shalom Auslander est capable de tisser un roman entier sur une métaphore. Dans
Maman pour le dîner, il invente une famille cannibalo-américaine, dont le pilier est l'autoritaire et castratrice Mudd, qui a tout de la mère juive caricaturale : possessive, invasive, qui aime ses enfants jusqu'à les détester.
Depuis leur venue dans le Nouveau Monde il y a plus d'un siècle, les Cannibales vivent cachés, tout en essayant de préserver leur culture particulière. Julius, l'ancêtre, a plongé dans le "melting pot" de Ford, au sens propre, puisqu'il est entré dans le chaudron qui symbolisait l'américanisation des immigrés. Mudd tient à ses racines, son identité, et c'est pour cette raison qu'elle a fait autant d'enfants qu'elle prénomme par leur numéro d'arrivée dans ce monde, de Premier à Douzième.
Le narrateur est Septième. Il travaille dans une maison d'édition qui reçoit des manuscrits de "latino-sri-lankano-américano-non-genré-alcoolico-aveugle" ou de "palestino-canado-américano-non-binaire-malentendant-progressiste-démocrate" et qui n'en peut plus... Son patron se demande pourquoi il ne lui propose plus rien à publier. Septième s'interroge beaucoup sur sa propre identité.
Comment ne pas lire dans ces lignes la critique du communautarisme, le repli sur soi favorisé par le mouvement woke, où chacun doit se définir par son appartenance à un groupe ? le bouillon du Melting-Pot semble avoir un drôle d'arrière-goût...
Maman pour le dîner est un roman sur les racines, l'héritage, la "tribu" à laquelle on est assigné ou croit appartenir... Et Septième a du mal à s'éloigner de l'injonction maternelle qui porte aux nues son peuple, tout en haïssant tous les autres, car elle rejette autant les homosexuels que les "Rosbifs" ou les Sherwood (entendre juif).
Elle tient aux traditions. D'ailleurs, quand elle mourra, elle veut être mangée selon la pure tradition cannibale...
Cette mère, qui se suicide aux hamburgers (elle en mange douze par jour) va donc mourir, et ses enfants doivent exécuter le rite : drainer, découper, se partager leur mère (devenue un tas de deux cents kilos de viande!) et la manger.
Le roman est dans la même lignée narrative que les précédents livres de
Shalom Auslander : dénonciation par l'humour noir, bizarre et loufoque à souhait. La narration est vive et enlevée, on sourit et on se demande souvent où on est! On sent bien que
Shalom Auslander règle des comptes avec son héritage, mais il invente une famille incroyable, une fratrie comme on n'en a jamais vu.
Le récit traîne peut-être en longueur et aurait mérité d'être un peu plus court, plus condensé. Mais il tient ses promesses, l'auteur ne se dégonfle pas au moment-clef du roman : est-il possible de manger sa mère au nom de la perpétuation des origines? Doit-on manger sa mère pour sauver l'identité d'un peuple? Les psys sont souvent des personnages des romans d'Auslander... On devine aisément ce qui se joue de freudien ou d'autre dans cette question.
Dieu, si présent dans les nouvelles qu'il a écrites (
Attention, Dieu méchant) ou dans Les lamentations du prépuce où le narrateur se demande s'il devra circoncire son fils en répondant à l'injonction d'un Dieu qui lui veut du mal, n'est pas un personnage de ce livre, à moins que Mudd, avec ses préceptes et son intolérance, n'incarne cette figure.