Citations sur Une amitié (115)
Connaître impliquerait donc la coexistence des corps dans l’espace et dans le temps ?
La vérité, c'est que le deuil d'une amitié ne peut pas se faire. On ne peut pas le soigner, l'élaborer, le clore et aller de l'avant. Il reste là, planté dans la gorge, entre rancune et nostalgie.
Je ne m'étonnai pas, j'avais l'habitude. Je savais qu'il y avait en une mère deux extrêmes et qu'elle passait sans sommation de l'une à l'autre. Tu avais beau la détester, revenait toujours le besoin physique d'être prise dans ses bras, acceptée. Toi, dérisoire, elle gigantesque, une différence impossible à combler (...).
J'appris à lire, et le temps commença à courir, la réalité à s'effacer. J'étais libre de m'oublier, d'être pirate, ogre, sorcière, princesse. La solitude cessait, un écureuil, ou une fée venait toujours à mon secours si j'étais en difficulté. Quand ma mère mettait le clignotant et ralentissait sur la piazza Lamarmora, j'étais presque contente maintenant.
Je l'attendais en lisant. Pendant des heures, des années. Les autres grandissaient, les corps s'allongeaient, les voix s'enrouaient, mes camarades de classe avaient leurs règles. Moi, j'étais arrêtée, comme prise dans un sortilège. Au-dehors c'était toujours moi, mais à l'intérieur se produisaient des métamorphoses prodigieuses. Je n'étais l'amie de personne, mais celle de centaines de personnages imaginaires. Mon existence était fantomatique, mes rêves incandescents. Seul l'invisible arrivait vraiment, seul dans les mots quelqu'un me parlait.
C'est pour cela que des années plus tard, quand je verrais Béatrice, je la reconnaîtrais aussitôt. Non pour son apparence, mais de l'intérieur.
Bologne, 18 décembre 2019, 2 heures du matin
Le noir, c'était ce qui m'effrayait le plus, enfant. Il suffisait de descendre au garage sans appuyer sur l'interrupteur, de laisser entrebâiller la porte de la cave, et il était là, muet et dense. A l'affût.
N'importe quel danger pouvait s'y tapir. Sorcières, bêtes effrayantes, monstres sans visage, ou même, rien : le vide. Je croix que c'est pour cette raison que j'ai dormi avec ma mère jusqu'à un âge insensé, que j'ai honte de dire.
Et aujourd'hui, à trente-trois ans, je regarde le fond obscur de ma chambre, avec la sensation d'entendre crisser mes journaux intimes d'autrefois dans la cachette où je les ai enterrés vifs, après t'avoir perdue. Cinq ans de lycée et une année d'université résumés d'une écriture voletante, au feutre à paillettes, réduits au silence et au repos comme un vieux réacteur abandonné.
Depuis que nous ne sommes plus amies, j'ai cessé de noter des traces de ma vie.
Un garçon blond comme Lorenzo m'a même demandé s'il pourrait faire son mémoire de fin d'études sue ce sujet. "A votre avis, la littérature et les réseaux sociaux sont inconciliables ? Qui ment le plus? " D'instinct, j'ai répondu: Oui, ils sont inconciliables." Puis j'ai corrigé le tir: "Peut-être y a-t-il, malgré tout, un point de rencontre caché.. essayez de le découvrir.."
Une partie de moi voudrait mourir avant, et ne jamais sortir de l'adolescence. J'étais tellement convaincue que lorsque j'irais vivre seule, et que je ferais des études que je voulais, dans une ville digne de ce nom, tous les problèmes seraient résolus. Eh bien grandir, ce n'est qu'une arnaque.
Pour lire il faut la nécessité et le désespoir: c'est quelque chose qu'on fait en prison, dans la solitude, dans la vieillesse, en marge de la société; quand ni la télévision ni Internet n'arrive à te distraire du fait que dans la vie on perd, et on perd tout; et ceux que tu connais te semblent heureux et tu les envies à mourir; quand la seule solution est d'en finir et de devenir un autre.
Nous continuons à regarder, anéantis et reconnaissants, cette vidéo
amateur à moitié abîmée, que personne à part nous n’a jamais vue et ne
verra jamais. Ce secret pour seule protection privée, intime, familiale. Nous
sommes trois étrangers qui se sont piétinés, fait du mal, mais à présent nous
sommes ici, et je me rends compte que nous n’avons rien à nous pardonner.
C’est moi qui décide de ce qui compte le plus, à la fin, dans cette histoire.
Et ce qui compte, c’est le bien que nous nous sommes fait.
Je dois en prendre acte : Annabella Dafne Cioni n’a pas été seulement ma
mère, cette femme impulsive, inefficace, désordonnée, toujours trop triste
ou trop excitée, qui nous a aimés et abandonnés un nombre incalculable de
fois. Comme je ne suis pas seulement la personne que Valentino imagine,
qui travaille tout le temps et vit avec lui : il ne sait rien de Beatrice, comme
je ne savais rien des Violaneve.