Il y a une façon de discipliner les hommes dans les plus petites choses de la vie quotidienne qui les met une bonne fois à la merci de leurs femmes. C'est très bien vu. Mais il arrive un jour où tout de même on s'aperçoit qu'il y a autre chose à faire dans la vie que de s'aplatir comme un chien aux pieds d'une petite bonne femme pincée. Tiens, il faut que tu le saches. Je ne suis pas allé à Bucarest pour faire des affaires, mais parce que j'avais assez de ta chambre à coucher et de ton petit cœur bien épousseté. J'étais parti pour ne plus revenir. Et j'ai fait un voyage merveilleux, un voyage que tu ne peux pas comprendre dans ta petite tête de comptable.
(quatrième de couverture de l'édition parue chez "Folio" en 1972)
En me voyant dans la glace, je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil derrière moi pour m’assurer que je n’avais pas en face de moi le visage d’un étranger. Mais j’ouvris la bouche, je fronçai le nez, les sourcils, et le visage inconnu ouvrit pareillement la bouche, fronça le nez, les sourcils. Sur le pas de la porte, le propriétaire de la boutique et une jeune employée s’amusaient de mes grimaces, et leur curiosité ironique me mit en fuite. L’opinion qu’ils avaient pu se faire de ma conduite me parut même si importante que je songeai sérieusement à revenir sur mes pas, afin de leur fournir une explication qui leur parût plausible.
Ce portrait, qui n'était plus le mien, je le regardais un peu comme celui d'un ami absent, avec le recul de la séparation, et mon caractère, mon attitude dans la vie, m'apparaissaient soudain en gros traits qui n'étaient pas tous flatteurs. Je découvrai ou croyais découvrir sous leur vrai jour ce souci constant d'équité qui me rendait souvent mesquin et injuste, ma peur d'être dupe qui tournait à une espèce de suffisance agressive, un besoin vaniteux d'éprouver mon autorité sur les gens de mon entourage, une certaine soumission trop empressée à l'argent, au pouvoir, à l'idée que l'inégalité des conditions est le ressort du monde, et aussi un robuste sentiment du devoir, de l'honnêteté considérée comme un placement, un dévouement fidèle à mes affections, une réelle générosité qui eût été plus agissante si elle n'avait été tempérée par une trop grande méfiance. Ces travers et ces qualités, inscrits sur mon ancien visage, je les sentais encore remuer en moi, mais déjà différents, ayant perdu en partie la convergence et la solidarité qui en faisaient une synthèse et conféraient à l'ensemble une individualité. C'était comme si un élément directeur leur eût manqué tout d'un coup. Il me semble qu'un visage ne soit pas seulement un miroir reflétant nos pensées et nos sentiments, mais qu'il réagisse lui-même sur ceux-ci et se compose avec eux.