(...) l'esprit humain n'admet le pire qu'en détours, doit s'habituer, couler son malheur dans les méandres d'un fleuve trompeur.
Pourquoi les sentiments disposent-ils en nous des déviations constantes; au centre des roues qui nous mènent, des milliers de bâtons?
Lui, ce qu'il aime, c'est faire des pièces bâties sur des actions simples, sans coups de théâtre ni machinerie, rendre ce froid qui transit l'âme et la conduit au massacre. Des tragédies sur presque rien pour qu'on écoute chaque tirade comme la seule, la dernière, et qu'à son théâtre on soit comme à la messe ou devant un condamné à mort, nu sous le ciel.
A la nuit tombée, il part se promener. Il s'enthousiasme devant les oliviers, cueille des olives, les goûte. Les arbres qu'il aimait autrefois ne donnaient pas de fruits. C'est une manne amère en bouche. Il décrit le vert argenté, le ciselage délicat des feuilles, l'émotion que lui cause de vivre parmi les mêmes arbres que Virgile ou Sophocle. "Vous auriez pu dire notre Seigneur Jésus", lui rétorque sa tante. Jean n'y a même pas pensé.
Certains poèmes nous sont tout de même interdits, ajoute Jean.
C’est heureux. S’ils vous sont interdits, répond Hamon, c’est pour votre bien. En lisant les livres des hommes, nous nous remplissons insensiblement de leurs vices.
La gloire des filles de Port-Royal, ces vierges sages, vient du sang du Christ, poursuit-il.
Je ne comprends pas, dit Jean.
Dieu les a dotées par cette saignée spontanée d'une compréhension supérieure à la nôtre. Elles savent chaque mois ce que signifie perdre son sang. Pas nous.
Le tremble tient son nom de ses feuilles qui tremblent au moindre souffle de vent.
Et c'est tout ? s'étonne Jean.
Oui, l'arbre est moins remarquable que le nom qu'il porte.
Tant mieux, pensa Jean, rassuré à l'idée que les noms puissent être plus grands que les choses.
Va pour Œdipe. Il rédige d’abord chaque scène en prose, pèse, soupèse les équilibre, les distances, explore le champ de l’action dramatique en physicien, arbitre les forces. Il laisse reposer quelques heures, part se promener, revient, resserre ici et là. Il trouve l’opération difficile, plus corsée que tout ce qu’il a jamais composé, et rêve du moment où il n’aura plus qu’à mettre en vers et à retrouver le confort de l’habitude.
[...] Racine, c'est la France.
Si elle pose sur lui un regard bienveillant, c'est un regard sans bras ni mains pour le toucher et, pour Jean, c'est un clou qu'on enfonce dans son coeur.