Titus mange goulûment. Il a une faim proportionnelle à l'énergie que lui demande ce moment. Bérénice ne touche pas à son plat. Elle reste immobile, le regard fixé sur son assiette. Puis elle pleure.
Mais au-delà de ces tautologies de salon, Jean éprouve d'autres sensations lorsqu'il compose; parfois entre les paquets de vers galants qui lui viennent ensemble, la mécanique ralentit et laisse arriver un alexandrin plus singulier, plus libre, tête nue dans le vent.
Mon âme loin de vous languira solitaire.
Les plus belles femmes le pressent (Jean Racine) de confidences. Parfois crues, comme celle qui lui dit que les séparations sont bien moins majestueuses dans la vie que dans sa pièce, qu'elles n'ont pas cette harmonie grave, qu'elles sont stridentes, crèvent les tympans, une personne qu'on quitte est une personne qu'on désosse et qui couine de toutes parts, dont on déchire les plus tendres cartilages, sans ordre ni méthode.
N'est-ce pas plutôt le cœur qu'on nous arrache suggère-t-il
Non...non... ce sont les os répond-elle.
On dit qu'il faut un an pour se remettre d'un chagrin d'amour. On dit aussi des tas d'autres choses dont la banalité finit par émousser la vérité.
Il y aura dans sa voix la douceur d'un rayon de miel minuscule, éphémère, fragile, et tout autour, les terres vastes et désolées de l'abandon.
Il n'a qu'une ambition, celle de composer des vers qui plaisent et qui restent. A l'idée de naissance ou de providence, il doit résolument substituer celle de carrière. Le verbe plaire entre dans son vocabulaire.
La gloire des filles de Port-Royal, ces vierges sages, vient du sang du Christ, poursuit-il.
Je ne comprends pas, dit Jean.
Dieu les a dotées par cette saignée spontanée d'une compréhension supérieure à la nôtre. Elles savent chaque mois ce que signifie perdre son sang. Pas nous.
Un matin, il décide qu'aller voir la mer le distraira. Il galope longtemps, le regard fixé sur l'horizon.
C'est un drapé bleu et vert qui se soulève de part en part, une nappe qu'on a dressée sur les confins pour que les hommes circulent, voyagent, se rapprochent, s'éloignent, ou se perdent. Comme Ulysse. Plus que les forêts, les plaines, les vallées, la mer le rend sensible à l'idée de bords. Les histoires ne sont jamais plus belles, se dit-il, que lorsqu'elles se tendent d'un bord à l'autre, lorsque les mers séparent.
Et quand ils se voient - de moins en moins rarement - il semble à Jean désormais qu'entre les gestes et les regards du protocole serpente un autre regard venu de plus loin, de dessous les circonstances, d'un pays où ils ont le même âge, la même valeur, tous deux aux commandes de leurs troupes : ainsi le poète puise-t-il un peu de bravoure chez le capitaine, tandis que le capitaine, de cet or sans poids ni couleur que manie le poète. (p. 203-204)
[...] Racine, c'est la France.