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Critique de Erik35


ET LUX FACTA EST.

Qui, mieux que le directeur de cet ouvrage captivant pouvait résumer l'intention fondatrice de celui-ci ? Écoutons-donc un instant Jacques le Goff, immense médiéviste qui su, parmi quelques autres tels Georges Duby (qu'il cite d'ailleurs régulièrement) et dans la lignée d'un Fernand Braudel, rendre sensibles et vivants des temps pourtant si incroyablement lointains de nous par tant d'aspect, sociaux, culturels, politiques, économiques et, plus que tout le reste réuni peut-être, spirituels. Voici donc quelques mots de ce qu'il en explicite dans son introduction :

«L'histoire semble se présenter dans ce livre sous une forme relativement périmée, puisqu'elle s'appuie essentiellement sur les grands personnages. Or, depuis le mouvement des Annales, au milieu du XXème siècle, on va chercher l'essentiel de son sens dans l'ensemble des sociétés et des couches sociales. Les historiens qui ont conçu et composé cet ouvrage ont cependant pensé que les hommes et femmes célèbres pouvaient être les étendards très parlants d'une société et d'une époque. C'est donc en tant que révélateurs de leurs temps et héros de la mémoire historique que sont présentés les individus qui illustrent ce livre collectif.»

Le professeur "inventeur" du «très long moyen-âge», qui conteste ainsi le fractionnement arbitraire et, somme toute, relativement récent de l'histoire en "Moyen-Âge puis "Renaissance" pour en arriver à "l'Ancien Régime", estimant que les caractères essentiels du Moyen-Âge se poursuivent jusqu'au XVIIIè, siècle au cours duquel se créent deux véritables modernités - autres que relativement cosmétiques - à savoir la naissance de l'industrie moderne en Angleterre et la Révolution en France (mais il ne s'agit évidemment pas dans ce volume de dépasser les dates (476 - 1492) parfaitement arbitraires mais traditionnellement admises, dans notre pays, pour délimiter cette hypothétique période médiévale plus concentrée - qui représente tout de même pas moins de 1016 longues années, c'est à dire presque le double d'années qui nous séparent, en 2019, de cette date conclusive !), Jacques le Goff, donc, poursuit un peu plus loin de cette manière :

«Les personnages de ce volume ne se limitent pas à offrir une image résumée de leur vie et de leur célébrité. Ils sont ici en tant que témoins de leur époque, car à travers eux L Histoire a connu à la fin du XXèle siècle un tournant ; de même que l'histoire événementielle a cédé en général la place à une histoire plus globale, plus profonde, et plus collective, les grands personnages qui l'ont animée ont été vus comme emblématiques d'une période, d'une société, d'une civilisation. Telle est donc, résumée en quelques points, l'image du Moyen-Âge présentée ici à travers ces personnages ; cette vision est d'abord la mienne ; elle est aussi plus ou moins partagée par les historiens qui ont acceptés d'écrire un ou plusieurs articles de cet ouvrage collectif.»

Et - presque - de conclure par ces mots auquel nous ne saurions qu'acquiescer, tant les lectures consacrées à cette (ces) période(s) n'ont de cesse de le démontrer :

«Mon Moyen-Âge s'éloigne radicalement - il en est presque le contre-pied - de l'image d'un Moyen-Âge obscurantiste, ce que les Anglais ont appelé les "Dark Ages". Cette image s'est développée avec les humanistes de la Renaissance, avec les philosophes et les historiens du siècle dit des Lumières, le XVIIIè, et n'a été que partiellement restaurée par les goûts nouveaux du romantisme et par l'étude positiviste du XIXè siècle, plus proche des documents et mieux armée d'esprit critique. le long Moyen-Âge que j'évoquais plus haut - mais cela vaut aussi pour le Moyen-Âge traditionnel, qui s'étend du IVè siècle à la fin du XVè siècle - est une période beaucoup plus positive et progressiste qu'on l'a pensé (même si le terme «progrès» n'y existe pas au sens moderne).»

Qu'ajouter de plus, sinon que ce document, réalisé sous la direction de Jacques le Goff, compte quarante-quatre contributeurs, parmi lesquels Martin Aurell, Michel Banniard, Philippe Contamine, Bruno Dumézil (jeune et brillant spécialiste de la période du Haut-Moyen-Âge), Régine le Jan, Jacqueline Risset (autrice d'un saisissant article consacré à Dante, et dont elle est l'une des grandes spécialistes), André Vauchez (un de nos meilleurs professeurs français en matière de sainteté et de spiritualité au Moyen-Âge), etc... Autant de chercheurs, universitaires, scientifiques, auteurs (toutes mes excuses à ceux que je n'aie pu citer ici) qui, dans leur domaine d'excellence nous donnent à découvrir, par le biais de ces "étendards" soulignés par Jacques le Goff, une période complexe et ô! combien vivante. Une ère tour à tour lumineuse et sombre, en replis ou en expansion, bien plus cultivée et créatrice que cela n'est sans cesse seriné. le temps d'une Europe en devenir ; une civilisation certes toute tournée vers sa foi en Dieu et au Christ mais où la place de la religion et surtout celle de ses représentants sur terre - moines, clercs, papes - est en constante évolution et jamais aussi monolithique ni absolue qu'on peut aujourd'hui se le représenter. Ainsi, s'il est alors inconcevable de ne croire en rien, les hérésies y pullulent, les contestations de l'autorité des évêques, a fortiori du pape, y sont légion et si le grand rêve monachique traverse presque toute cette longue période, elle demeurera à jamais un rêve, un genre d'absolu, pas une réalité tangible.

C'est aussi la refondation - tout autant que les premiers prémices - de cette Europe que nous peinons aujourd'hui tant à bâtir qui se profile alors peu à peu sur les décombres jamais tout à fait oubliés de l'Empire Romain (en cela la "Renaissance" n'en est pas une autant qu'elle a voulu le faire croire). Bien sûr, il ne s'agit ici, pour l'essentiel, que de personnages de "premier plan" : Papes, docteurs de l'église, saints canonisés, rois (sans doute "la" grande marque politique du Moyen-Âge, ce régime devenant la norme dans toute l'Europe), quelques "grands commis" d'états - pardon pour l'anachronisme - dont les contours sont encore très flous, très fluctuants, quoique de moins en moins au fur et à mesure de l'avancée dans les siècles. S'y ajoutent le portrait de quelques écrivains profanes, quelques premiers grands peintres (les créations musicales, picturales ou littéraires mettront très longtemps à s'individuer, l'anonymat des créateurs étant longtemps la norme, les créations étant d'ailleurs bien souvent collectives). Pour s'achever sur les portraits de personnages imaginaires (Le Roi Arthur, la Papesse Jeanne, Jacques Bonhomme, Mélusine, Roland, Satan, La Vierge Marie, etc) dont on peut sans peine affirmer qu'ils donnent autant à comprendre le Moyen-Âge que les notices consacrées à des individus, femmes ou hommes, ayant véritablement vécus, ces premiers ayant pris pour ainsi dire corps dans les esprits de cette période.

C'est donc tout autant le reflet d'une ère que les portraits de 112 de ses acteurs - prestigieux ou plus confidentiels - que l'on découvre au fil de ces pages. On pourra peut-être regretter la part congrue réservée aux femmes mais, Jacques le Goff s'en explique presque autant qu'il s'en excuse, il faut bien admettre qu'elles n'ont elle même que la part congrue dans les traces que les temps nous ont laissé. D'ailleurs, de l'avis de l'historien «cette inégalité [NB entre portraits d'hommes et ceux de femmes] n'est pas le reflet de celle que notre modernité a perpétué dans la plupart des sociétés humaines, y compris la nôtre ; elle est le reflet documenté de la place réelle des femmes au Moyen-Âge. On verra d'ailleurs que cette infériorité n'est pas toujours aussi évidente que l'on croit». À bon entendeur !

En résumé, cet ouvrage de quelques cinq cents pages passionnantes, pleines de surprises et de belles découvertes est un véritable petit bréviaire - le terme n'est pas anodin, s'agissant de cette période - à destination de lecteurs curieux et avides de lectures intelligentes tout en étant parfaitement accessibles, ouvrant large sur d'autres perspectives (ne nous cachons pas que nombre des biographies proposées ici ont un enthousiasmant "goût de trop peu" et qu'il laisse libre à chacun d'aller y voir un peu plus en profondeur), démontant sans en avoir l'air un nombre infini de lieux communs, de contre-vérités, de fantasmes et autres billevesées que l'on a coutume d'entendre - bien trop souvent - sur cette période d'une richesse inouïe, celle qui fonda tout un pan de notre imaginaire, de notre recherche du beau et de notre intellect : que l'on songe au cycle Arthurien sans cesse revisité, aux sagas islandaises, à l'imaginaire féerique sans lequel nos "littératures de l'imaginaire" serait certainement bien différent, à l'émergence des ancêtres de nos actuelles autobiographies, à la première redécouverte de la philosophie grecque - Platon et Aristote en tête -, aux premières bases de la représentation graphique réaliste du monde après l'avoir représenté de manière essentiellement symbolique dans un premier temps, à la création de la notation musicale telle qu'elle perdure encore aujourd'hui, etc, etc, etc.

Ouvrage à lire d'une traite, à découvrir sans urgence ou à reprendre au fil des envies, cet "Hommes et Femmes du Moyen Age" est une porte d'entrée faramineuse dans un univers tout à la fois proche (par l'engouement qu'il suscite) et terriblement lointain que furent ces mille années passées.
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