Puis, à seize ans, je découvris Freud et les surréalistes, chapelet de bombes qui s'abattit juste devant moi, détruisant tous les ponts que j'hésitais à traverser.(...) J'avais la nette impression, je l'ai d'ailleurs toujours, que la psychanalyse et le surréalisme ouvraient les portes de la personnalité humaine et de la vérité de l'être, mais aussi mes portes personnelles.
Pendant ce temps, j’en étais toujours au point mort question écriture. La raison m’avait convaincu de mettre un terme à mes efforts pour surpasser Finnegans Wake, et je n’étais ni assez musclé ni assez morbide pour imiter Hemingway. Le problème, c’était que je n’avais pas trouvé de forme qui me convienne. La fiction populaire était trop populaire, la fiction littéraire trop sérieuse. On publiait une avalanche de mémoires et de romans sur la Seconde Guerre mondiale, mais, étonnamment, l’idée d’écrire un roman sur ma propre expérience du conflit ne me venait pas à l’esprit. Même les évènements sinistres dont j’avais été témoin enfant, à Shangai, n’étaient pas comparables aux horreurs du génocide perpétré dans les camps de concentration nazis.
La foi en la raison et en la rationalité qui dominait la pensée après-guerre me semblait désespérément idéaliste, tout comme la croyance qu’Hitler et les nazis avaient induit leur peuple en erreur. J’étais persuadé au contraire que les innombrables atrocités perpétrées en Europe de l’Est s’expliquaient du simple fait que les coupables allemands avaient aimé tuer en masse, de même que les Japonais avaient aimé torturer les Chinois.
Les enfants n’étaient que des accessoires pour leurs parents, à mi-chemin entre les domestiques et les labradors bien dressés. Il ne venait à l’esprit de personne de les considérer comme un signe important de la santé familiale ou comme le centre de la vie de famille.
Shanghai était pour moi un lieu magique, un fantasme autogénérateur qui dépassait, et de loin, mon esprit limité. Les visions bizarres, incongrues s’y rencontraient n’importe où : un grand feu d’artifice célébrait l’ouverture d’une nouvelle boîte de nuit, pendant que les voitures blindées de la police municipale s’enfonçaient dans une foule hurlante d’émeutiers ouvriers.
La raison et la rationalité étaient impuissantes à expliquer le comportement humain. L’être humain se montrait souvent irrationnel, dangereux ; la psychiatrie concernait autant les gens sains d’esprit que les fous.
Si courageux que soient les soldats et les pilotes japonais, ils appartenaient au passé. L’Amérique, c’était l’avenir, un avenir déjà présent. Je passais tout mon temps libre à regarder le ciel.
Il existe cependant une différence de taille entre le roman et la réalité de l’époque : dans Empire du Soleil, mes parents ne sont pas internés à Lunghua. Après mûre réflexion, il m’a semblé rester plus proche de la vérité psychologique et émotionnelle des événements en transformant de fait « Jim » en orphelin de guerre.
De toute évidence, j’avais besoin de solitude. Raconter des histoires m’avait toujours plu ; j’aimais les rédactions scolaires, à condition d’en choisir le sujet : je décrivais alors un événement important, réel ou imaginaire.
Le rêve de l’empire mourut lorsque Singapour se soumit sans combattre et que la flotte aérienne de ma mère patrie connut une piteuse déconfiture face aux pilotes de Zéro extrêmement bien entraînés.