AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de nebalfr


PLUS DE BALLARD

L'excellent éditeur Tristram approfondit encore son catalogue ballardien, déjà conséquent, et comprenant nombre de merveilles – au premier chef l'intégrale des nouvelles en trois tomes, Vermilion Sands, La Foire aux atrocités, etc. Nouveaux titres dans la collection « Souple », donc : deux romans qui m'étaient jusqu'alors passés sous le nez, le Rêveur illimité et le Jour de la création.

Aujourd'hui, le Rêveur illimité, roman dans lequel l'auteur, classé SF à ses débuts, ne coupe pas les ponts avec le genre, mais se pose encore moins qu'auparavant la question de son appartenance. À dire le vrai, le Rêveur illimité est un délire inclassable, narquois dans son traitement de l'imaginaire, et pour le moins déstabilisant – oui, voilà, si le Rêveur illimité est avant tout quelque chose, c'est cela : déstabilisant.

BLAKE, FOU

Il faut dire que son héros est complètement taré. Fou. « Fou », ça ne veut pas dire grand-chose, le plus souvent, mais là, pour le coup, nous avons un personnage qui a totalement pété les plombs. Et le roman tient donc du journal délirant improvisé par un psychotique en pleine crise.

Par ailleurs, un psychotique dangereux – pour lui et pour les autres. Ses obsessions et ses pulsions lui ont valu bien des ennuis, mais, surtout, sont passées très près de devenir proprement criminelles. Au début du roman, nous voyons ainsi le jeune homme quasiment tuer sa compagne sans bien s'en rendre compte tout d'abord, puis prendre acte de cette tentative d'homicide pour faire céder toutes les barrières.

Blake, obsédé par le vol à propulsion humaine, travaille à l'aéroport, où il furète parmi les avions. Il décide alors, sur un coup de tête, de voler un Cessna pour mettre quelque distance entre la police et lui. Mais voilà : il n'a aucune expérience du pilotage… Et, si le décollage ne semble pas lui poser trop de problèmes, le moteur surchauffe pourtant, et, en vol, l'appareil prend feu ! Blake, tant bien que mal, oriente l'appareil sur la banlieue de Londres, et se prépare au crash imminent...

BLAKE, MORT ?

L'avion s'écrase dans la Tamise. Par miracle, Blake survit à l'accident, et gagne la rive à la nage, où il est accueilli par une petite troupe de banlieusards interloqués.

Sauf qu'à les en croire, les choses ne se sont pas passées ainsi… Ils ont assisté à l'accident, et ils sont tous formels : Blake a passé plus de dix minutes sous l'eau. de toute évidence, il n'a pas pu y survivre.

Pourtant, il est là, et bien là… Que faut-il en conclure ? Est-il mort, et ceci n'est-il qu'un ersatz banlieusard et britannique de délire dickien ? Un certain nombre d'indices vont en ce sens – qui tirent même le roman vers la parodie ; difficile de ne pas penser à Ubik quand on lit : « Croyez-moi, Blake, depuis hier, j'ai la sensation que ce n'est pas vous qui êtes vivant, mais nous tous ici qui sommes morts. » Ce qui constitue une autre piste. Il pourrait y en avoir bien d'autres – dont celle du mensonge généralisé, qui, dans sa paranoïa, serait également fort dickienne.

Blake est obnubilé par cette question – on le comprend. Mais une réponse s'avèrera bientôt très satisfaisante à ses yeux – comme à ceux à vrai dire des banlieusards : il est un dieu païen, ou un messie, en tout cas plus vraiment un homme, car il a vaincu la mort. Davantage qu'un prophète, et ceci même en prenant compte ses très nombreuses visions hallucinées de l'avenir.

LE PIÈGE DE SHEPPERTON ET SA  FAUNE

Avant cette épiphanie, notre aviateur du dimanche doit cependant appréhender son nouvel environnement : il n'a pas le choix, puisque, pour des raisons qui lui échappent, il ne peut pas quitter Shepperton – à l'instar du héros de L'Île de béton, il est coincé dans une zone urbaine relativement restreinte, et ne dispose d'aucun moyen pour en sortir.

Et Shepperton – la banlieue de Londres où Ballard lui-même vivait, plus ou moins reclus semble-t-il, et qui figure dans plusieurs de ses oeuvres à l'obsession périphérique – n'est pas le plus riant des endroits. Tapie entre l'autoroute et la Tamise, elle a pourtant quelque chose d'un havre – d'autant que la massive bâtisse victorienne qui attire tout d'abord les regards de Blake s'avère un hôpital, où exerce notamment la charmante doctoresse Miriam St-Cloud, qui suscite bientôt le désir de notre pilote au manche volubile ; sa mère Mrs. St-Cloud guère moins, ceci dit… Mais ça, j'y reviendrai.

En attendant, la faune de Shepperton comprend quelques autres phénomènes notables, dont l'austère Père Wingate qui s'occupe de la paroisse, ce filou de Stark qui est l'homme de toutes les bonnes affaires, pour ne pas parler de combines, ou encore les trois inséparables enfants handicapés, David le mongolien, Jamie avec ses prothèses, Rachel l'aveugle.

Ces personnages constituent « sa famille », mais Blake rencontre aussi des anonymes ou peu s'en faut – qui visitent l'exposition de meubles ou de machines à laver comme tant d'autres bons consommateurs de la classe moyenne (ou moyenne supérieure, disons), échangent quelques balles pour la forme sur les cours de tennis, ou revêtent une tenue d'aviateur pour quelque grosse production empruntant les fameux studios cinématographiques de Shepperton.

Tous sont également prisonniers de la banlieue, pour une raison ou pour une autre – qui a forcément à voir avec le crash de l'aviateur. En fait, le passage ne peut d'ailleurs pas davantage s'exécuter dans l'autre sens – et Blake guette les hélicoptères qui demeurent à distance, la police ou les journalistes, très désireux de mettre la main sur lui après le quasi-meurtre de sa compagne l'ex-hôtesse de l'air, et le vol du Cessna…

Quoi qu'il en soit, le tableau que livre Ballard de Shepperton est pour le moins cocasse, sur un mode railleur et narquois qui ne relève guère des relations de bon voisinage. Il faut donc nécessairement changer tout ça, et ce ne pourra être que pour le mieux ? À voir...

LE SPERME DU DIEU

Mais Blake a son idée sur la question – ou plus exactement la développe, à mesure qu'il prend conscience de son statut de dieu païen, ou de messie…

Un statut qui s'accorde bien avec son obsession sexuelle (qui est aussi, paradoxalement ou pas, une obsession de la nudité : il ne cesse de faire la remarque que les habitants de Shepperton ne se rendent pas compte qu'il est nu, puis, plus tard, ne se rendent pas davantage compte qu'ils sont eux-mêmes nus). Blake est en effet un satyre, il ne pense guère qu'à baiser tout ce qu'il croise – pas que les femmes, d'ailleurs : il s'essaie à forniquer avec la terre, et se révèle plus intrigué que choqué quand il réalise qu'il a des pulsions pédophiles. Dans son odyssée onirique sheppertonienne, on a bientôt l'impression qu'il copule avec tout et tout le monde, et en permanence – à moins que tout ne se passe dans ses rêves, bien sûr. Mais le sexe est toujours là – son sexe, sempiternellement durci, qu'il brandit comme un goupillon. À chaque page Blake noie ses environs de foutre.

Et le miracle opère ! le sperme divin transforme Shepperton en une utopie tropicale, un Jardin d'Éden inversé ; ses flots de semence génèrent des murailles de bambou et des jungles plus qu'incongrues sur les berges de la Tamise ; chacune de ses très nombreuses éjaculations, qu'il s'agisse d'onanisme ou de fornication, et de rêve ou de réalité, produit des oiseaux tropicaux ou autres, dans le plus invraisemblable et bariolé des zoos.

Et les habitants de Shepperton en redemandent – il se les fait tous, d'ailleurs… ou non : Miriam, qui est celle qui l'attire vraiment, paraît, seule, échapper à ses assauts de pervers, guère porté par ailleurs sur le consentement, tant l'assurance de sa singularité paraît tout justifier à ses yeux, jusqu'au viol systématique. Mais, pour Miriam, il y faudra au moins un mariage – des noces sacrées et forcément aériennes ; car Blake, dieu païen et/ou Christ ressuscité, a pour mission d'enseigner au monde la gloire du vol à propulsion humaine.

Au monde, mais d'abord à Shepperton : la cage deviendra ainsi émancipatrice, en prélude à la juste conversion de la planète entière à l'évangile satyriasique de l'aviateur.

GLOIRE ET DÉCADENCE D'UNE SECTE

Car le statut divin de Blake ne semble plus faire de doute aux yeux des habitants – peut-être tout particulièrement de Miriam, Mrs. St-Cloud et le Père Wingate, qui semblent tous orienter le personnage vers cette révélation ; à moins, bien sûr, que tout ceci, comme le reste, ne relève en fait que de ses propres fantasmes, de fou, de mourant, de mort…

Shepperton remodelée par le foutre divin devient une rêverie exotique, et, quand Blake se met à enseigner le vol à propulsion humaine à ses habitants, dans une relation tendue avec ses noces sacrées (et avec l'orientation archétypale de Judas prise par Stark), le caractère de secte informelle de la ville de banlieue entière ne fait plus de doutes, tandis que son dévoiement tropical achève d'en trahir le caractère de communauté utopique vaguement hippie.

Or l'expérience du divin ne s'arrête pas là – car elle prend toujours un peu plus des allures d'apocalypse. Dès le crash, Blake a perçu une étrange luminosité dans Shepperton, évocatrice d'un incendie – un holocauste, peut-être, impression renforcée par l'absence de toute vie dans les rues comme dans les bâtiments à ce stade : les visions prophétiques de Blake laissent augurer d'un drame ; à moins que, là encore, il ne s'agisse que d'un défaut de perception ? La mort serait alors trompeuse – ou, plus exactement, il serait trompeur de l'envisager comme la fin de tout. Se développe plutôt chez Blake l'idée d'une transcendance, consistant, pour ses fidèles, à faire ainsi que lui-même et à vaincre la mort.

Ce qui peut s'accommoder d'attitudes paradoxales – car les vols à propulsion humaine de Blake louchent bientôt sur le vampirisme ou le cannibalisme : littéralement, l'aviateur possédé par la folie des dieux se nourrit des corps et des âmes de ses fidèles dévoués ; il en a conscience, et s'en réjouit.

Ici, à tort ou à raison, j'ai supposé que l'on pouvait établir un lien avec l'actualité d'alors. le roman de Ballard sort en effet l'année suivant le massacre de Jonestown, et je me suis dit que ce n'était pas un hasard. La secte de Jim Jones, à maints égards, me paraît pouvoir inspirer celle de Blake, dans ses bonnes intentions plus ou moins naïves affichées à l'origine comme dans l'horrible tragédie qui a conclu cette expérience – à ce compte-là, faire de Shepperton une communauté tropicale pourrait faire sens en tant qu'écho de la communauté de Guyana. « Le Temple du Peuple », qui constituerait dès lors le type idéal de la secte (et Jim Jones celui du « gourou » au sens « large » et péjoratif), me paraît constituer une inspiration potentielle – et même le satyriasis de Blake pourrait s'expliquer au crible des nombreuses accusations portées à ce propos contre Jones. Je dis peut-être n'importe quoi – en fouinant sur le ouèbe, un peu hâtivement certes, je n'ai trouvé qu'un seul article établissant un parallèle entre Blake et Jim Jones (et de manière assez abstraite, comme figure inquiétante du gourou – le massacre de Jonestown n'était pas directement évoqué, et donc encore moins associé à l'apocalypse de Shepperton) ; on pourrait peut-être renverser la proposition, et dire qu'il y en a donc au moins un… Je ne sais pas. Dites-moi ce que vous en pensez, si jamais.

Mais, de manière plus générale, on peut dès lors être tenté de déduire de tout cela une lecture politique éventuellement narquoise ; sous cet angle, le Rêveur illimité n'a pas manqué de me rappeler un roman plus tardif, La Course au paradis, où les meilleures intentions et l'innocence hippie débouchent sur des conséquences à la limite de la dystopie, voire au-delà. Et sans doute d'autres titres pourraient-ils être envisagés, aussi bien dans la période antérieure « SF/catastrophe » (par exemple le Monde englouti ou La Forêt de cristal) que dans le Ballard « dernière mode », avec ses obsessions cannoises, etc., avec peut-être Sauvagerie pour faire la balance.

Tant qu'à faire, on pourrait aussi relever que le délire onirique mégalomane de Blake s'accompagne d'une apologie enthousiaste de la créativité, notamment artistique. En quatrième de couverture, on nous dit que ce « Petit Prince perverti » qu'est le roman constitue aussi « une parabole sur la situation de l'écrivain, seul véritable "rêveur illimité" ». C'est très possible, mais, à ce compte-là, je suppose que l'on peut aussi envisager le roman comme un reflet moqueur de Vermilion Sands, dont les artistes léthargiques trouveraient enfin, dans une orgie frénétique et fatale, l'inspiration qu'ils prétendaient chercher sans jamais la trouver...

L'ÉVANGILE DES BITES

Un bien étrange roman, que ce Rêveur illimité… et dont je redoute d'être passé à côté. Il faut dire que c'est une oeuvre multiforme, où il me paraît difficile de dire où commence (ou s'arrête) la mauvaise blague – car j'ai tout de même l'impression qu'il y a de la mauvaise blague dans tout ça, délibérément bien sûr.

En fait, j'ai l'impression d'un roman où la plus ou moins parodie de Philip K. Dick s'associerait à la métaphysique et à la relecture (sérieuse) des Évangiles au moins autant que des mythologies anciennes, mais dans une sorte de cahier de brouillon tenu par un adolescent aliéné par ses hormones en ébullition et qui y griffonnerait des dizaines de bites à chaque page.

Faire la part du sérieux et du grotesque n'est donc finalement pas si évident, tant ces diverses dimensions sont sempiternellement emmêlées.

UN PEU TROP

Mais qu'en penser, au-delà ? Ai-je pris du plaisir à la lecture de ce roman ? Globalement, oui – même sans vraiment savoir ce qu'il entendait me dire au juste.

Mais j'ai tout de même l'impression d'une mauvaise blague qui s'éternise. Jubilatoire dans un premier temps, le roman tend à s'enliser dans la répétition des mêmes scènes, et la perpétuation bien trop longtemps soutenue des mêmes délires hallucinés. La signification du roman, quelle qu'elle soit, pâtit de son tirage à la ligne, au point où le Rêveur illimité ne parvient plus guère, sur le tard, à susciter que de l'ennui… Quelques beaux tableaux fantasques réveillent l'intérêt du lecteur de temps à autre, et quelques farces à l'occasion lui extirpent un sourire, tandis que l'amertume de certains passages suivant le mariage céleste avec Miriam produit un effet étonnant, tant le lecteur ne s'attendait plus à ce genre de dignité, mais, passé disons la moitié du roman, j'ai surtout eu tendance à m'ennuyer.

Bien sûr, cet avis bien péremptoire vaut ce qu'il vaut, tant j'ai la conviction d'être passé à côté de l'essentiel…

Mais demeure le sentiment d'un Ballard franchement mineur – pas nécessairement mauvais, et il a ses très bons moments, mais rien de comparable avec les plus belles réussites, en romans ou en nouvelles, de cet immense auteur.
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (1)voir plus




{* *}