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Critique de CeCedille


Si le roman policier est bien « un récit consacré avant tout à la découverte méthodique et graduelle, par des moyens rationnels, des circonstances exactes d'un événement mystérieux », selon la définition d'un spécialiste (Régis Messac), alors "Une ténébreuse affaire" De Balzac relève bien du genre, dans l'un de ses variants, le roman policier sans meurtre ("a detective novel without a murder"). On peut même dire qu'il l'inaugure.

Ténébreuse, c'est le moins que l'on puisse dire de l'affaire qu'il évoque. Taine prétendait qu'il fallait être magistrat pour lire le roman. le philosophe Alain est plus rassurant : « lorsqu'on le lit d'abord sans comprendre ce qu'il s'y trouve à comprendre, comme il m'est arrivé, eh bien, même alors, la perception de l'ensemble est juste » (Avec Balzac). Il ajoute en avoir parlé avec Paul Valéry qui lui a confié avoir éprouvé à sa lecture, en 1933, "le choc du grand art".

Aujourd'hui, le lecteur investigateur trouvera la pelote démêlée dans l'article de Wikipédia consacré à l'affaire. Reste à savoir ce qui peut encore séduire le lecteur d'aujourd'hui ?

Peut-être une sorte de style cinématographique. Dans la (trop) longue première partie, il y a les portraits. Les uns après les autres, les protagonistes entrent dans le champ, un peu comme dans celui d'une caméra, avec tous les détails de leur costume, qui permet de ne rien ignorer de la mode du temps et de la condition sociale du personnage. Car chez Balzac, l'habit fait le moine, autant que ses rentes. Fasciné par les théories du médecin allemand Franz Joseph Gall et du théologien suisse Johann Caspar Lavater, Balzac est un adepte de la physiognomonie. Certaines de ses notations annoncent Lombroso, comme le portrait de Michu avec sa carabine : " le cou, court et gros, tentait le couperet de la Loi". Ses personnages évoquent autant ceux croqués par son contemporain Daumier, que des acteurs de westerns : à chaque description on entend comme une petite musique lancinante, à la Sergio Leone. C'est que les accessoires, détaillés avec complaisance, dessinent en creux le caractère. Au-delà de l'imbroglio, comme dans les films d'action, il y a les bons et les méchants, chamarrés en conséquence. Laurence, Comtesse de Cinq-Cygne se donne des airs d'héroïne, amazone à cheval, maniant les armes et cravachant le fourbe Corentin. On voit bien, dans le rôle, la Sophie Marceau du film "La fille de Dartagnan" ou de "Chouans !" -d'après le roman du même Balzac-. On retrouve un peu, mais presque un demi-siècle plus tard, l'atmosphère des aventures de Nicolas le Floch, telles qu'aimait les narrer Jean-François Parot. L'étonnant est que le roman n'ait pas inspiré autre chose qu'un téléfilm en 1975.
L'amateur de scrabble se réjouira de collectionner, comme dans tout roman De Balzac, les mots rares, comme les beaux coquillages de la plage : mirliflor, Ménichmes, aîtres, poucettes... qui appellent au secours un bon dictionnaire et démontrent qu'on a jamais fini d'apprendre sa propre langue !
Le bonapartiste s'émerveillera de la rencontre au sommet entre Laurence de Cinq-Cygne et Napoléon, à Iéna. Dans l'instant décisif, en un échange digne de la prose des Antimémoires, le grand homme qui, selon Hegel, "assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine" déclare : « On doit mourir pour les lois de son pays, comme on meurt ici pour sa gloire ». Grandeur ou cynisme ? À chacun d'en juger. Mais pour la mise en scène, la réussite est certaine. Pauvre Fabrice qui n'a rien vu de Waterloo ! le lecteur d'aujourd'hui est là au cinéma, dans une superproduction ! Dans son Journal inédit, le philosophe Alain compare ce roman De Balzac à celui de Joseph Conrad : le frère de la Côte, qui met en scène le capitaine Vincent et l'illustre Nelson, à la manière de la rencontre d'Iéna, avec "cette liaison entre les scènes d'histoire et les passions secrètes".
Le juriste, dont parlait Taine, se régalera de son côté à voir fonctionner la complexe procédure pénale d'avant le code de 1808, mélangeant le tribunal criminel du code de brumaire an IV et la cour spéciale de la loi du 18 pluviôse an IX. Les précautions procédurales n'empêchent pas la corruption des juges, taraudés par l'avancement : Lescheneau, directeur du jury de Troyes est nommé procureur général en Italie, ce qui ne lui portera pas bonheur. le juge de paix Pigoult devient président du tribunal d'Arcis. Pour Balzac, qui n'a jamais été progressiste -c'est peu de le dire-, il y a comme une jubilation à suivre la course folle de la procédure, nostalgique du costume judiciaire, du crucifix en salle d'audience et du huis-clos ! Au passage, on admire le portrait de Fouché "génie purement ministériel, essentiellement gouvernemental".
L'historien admirera l'art de l'auteur pour faire émerger quelques traits saillants de la période : la conquête funambulesque du pouvoir par un Bonaparte en équilibre instable sur le fil fragile de ses victoires militaires. On croit reconnaître, dans l'adulation du vainqueur de Marengo et de tant d'autres inscriptions sur l'Arc de Triomphe, l'enthousiasme des supporters d'une équipe gagnante dans un tournoi international. Mais au premier échec, l'entraineur serait remercié ! le roman fait bien apparaître, en toile de fond, le ressort essentiel de la Révolution français que fut la vente des biens décrétés "nationaux". Malin, qui s'est approprié la terre de Gondreville, est l'illustration du dévoiement d'une opération de redistribution qui se voulait vertueuse. Les Simeuses et les Hauteserre, comme les Chouans, n'y voient qu'une spoliation, justifiant tous les complots. Balzac est toujours à son affaire pour mettre en scène la confrontation des intérêts.

Le curieux trouvera enfin matière à réflexion dans la préface, souvent négligée par les éditions modernes, car un peu longue et embarrassée. Elle dit pourtant beaucoup de la méthode De Balzac, qui consiste à transposer un fait vrai. On dirait aujourd'hui, moins élégamment, qu'il fictionnalise le fait divers. Une littérature en quête d'enquête... Car son roman est l'histoire d'une affaire aujourd'hui oubliée, concernant Clément de Ris. Elle avait fait quelque bruit en 1800, et résonné longtemps après, durant le XIXe siècle. Pour Balzac, cette affaire incroyable méritait une transposition romanesque, précisément parce que "le vrai n'était pas probable". Dans sa préface, Balzac analyse une seule de ses sources, sans les livrer toutes. Une autre, plus tardive, lui a inspiré la figure des jumeaux Marie-Paul et Paul-Marie de Simeuse : c'est la condamnation à mort des frères César et Constantin Faucher, les "jumeaux de la Réole", fusillés sur décision d'un conseil de guerre le 27 septembre 1815, à l'époque de la terreur blanche à Bordeaux. La funeste mésaventure de ces deux inséparables, devenus tous les deux généraux au début de la Révolution, fusillés pour n'avoir pas été assez prompt à acclamer le retour du Roi à la Restauration, vient assaisonner l'affaire Clément de Ris pour mieux brouiller les pistes.

Il y a donc beaucoup d'autres fils à tirer que ceux qui enserrent la ténébreuse affaire et le lecteur curieux trouvera de nombreuses portes dérobées ouvrant sur l'autres aventures...
Lien : https://diacritiques.blogspo..
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