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Critique de NadinePestourie


Je viens de passer un jour et presque une nuit en compagnie de Russell Bank. Pas lui personnellement, non. Mais j'ai eu du mal à refermer son dernier roman, publié ce printemps chez Actes Sud, La réserve, dans une traduction élégante de Pierre Furlan - pour moi, une traduction réussie est tout simplement invisible. Un roman de la catégorie "coeur qui cogne", intense de la première à la dernière ligne.

L'action se déroule en juillet 1936 dans les Adirondacks, à la Tamarack Wilderness Reserve, seize mille hectares protégés où de riches notables new-yorkais viennent luxueusement renouer avec une nature riche de promesses viriles, sans renier les plaisirs mondains que permet l'entre-soi. Des personnages que la vie a gâtés et qui transforment en quelques jours leur vie en drame, en catastrophe avec décor idyllique en toile de fond. Tout se brise, le mensonge et la folie gagnent, et les dégâts sont irréparables.

Russell Banks a un talent tout particulier pour camper ses personnages, comme Vanessa, ensorceleuse troublante et habitée par des secrets confus : "C'était presque le silence, là, sur la rive : un vent léger traversait les pins, des vaguelettes venaient lécher les rochers aux pieds de Vanessa, et elle pouvait entendre ses pensées avec netteté, car elles étaient froides et lui parvenaient non pas sous forme de sentiments, mais sous forme de mots et de phrases, comme si elle récitait en silence une liste ou une recette qu'elle aurait apprise par coeur bien des années auparavant. Je ne suis pas heureuse, se disait-elle, pas du tout, et elle regrettait de ne pas être restée à Manhattan." (p. 16) Ou encore ici, où se mêlent un personnage et une époque : "Vanessa suivit le passage jusqu'à la porte sans fenêtre de l'atelier et s'arrêta. Une odeur de thym sauvage parfumait l'air. Derrière le bruit de la pluie qui tombait avec force, elle perçut de la musique : Ethel Waters, chanteuse noire sexy dont elle reconnut la voix plaintive pour l'avoir souvent écoutée dans des boîtes du nord de New York pendant la prohibition. Son ex-mari, le comte qu'elle aimait appeler conte Sans Compte, était un fan de musique nègre et de gin de contrebande ; comme l'était Vanessa à cette époque-là. Elle associait son divorce, trois ans auparavant, avec la fin de la prohibition et des nuits à Harlem, mais aussi avec le début de sa passion pour le swing et son goût naissant pour le champagne." (p. 91-92)

La complexité des personnages est parfois à la limite du burlesque : "Jordan entrait en compétition avec tous les hommes qu'il rencontrait, que ce soit pour un bras de fer, pour des questions d'art, de politique, d'argent, ou pour attirer l'attention des femmes, mais il ne semblait jaloux d'aucun d'entre eux. La jalousie n'était pas éloignée de l'envie, cependant, et Alicia savait que son mari enviait certains hommes. Mais en tant que types généraux plus qu'en tant qu'individus. C'est là que peut résider, se disait-elle, la différence entre les deux émotions : on se sens jaloux d'individus mais on envie certains types d'homme. Et elle savait, comme seule une épouse peut le savoir, que ce n'étaient pas les riches que son mari enviait secrètement, pas les hommes tels que John Dos Passos, mais les pauvres. Surtout les pauvres de la classe ouvrière, hommes ou femmes, qui vivaient dans son village. Son mari aurait souhaité pouvoir être le célèbre artiste Jordan Groves mais aussi l'un d'entre eux, l'un de ceux qu'il percevait comme les opprimés, les victimes que foulaient aux pieds les riches et les puissants. Et il ne s'agissait pas seulement des pauvres chômeurs blancs et américains de son village, mais aussi des Esquimaux chez lesquels il avait vécu au Groenland pendant des mois, des Inuits d'Alaska, des ouvriers agricoles noirs qu'il avait dessinés et peints en Louisiane, des coupeurs de canne cubains, des Indiens dans les mines d'argent des Andes, et tout récemment des paysans et des ouvriers qui se battaient en Espagne contre les fascistes. Il voulait être l'un d'entre eux. Il les enviait d'être sans pouvoir. Cette absence de pouvoir était pour lui le signe d'une innocence à laquelle il avait renoncé depuis longtemps, depuis le moment où, de retour de la guerre, il avait refusé de travailler aux côtés de son père charpentier, abandonné son épouse de guerre et s'en était allé vers l'est, à New York, pour devenir artiste." (p. 294-295)

Comme un plaisir de lecture en appelle d'autres, j'ai bien envie de le relire, en version originale cette fois-ci. Il me reste aussi d'autres Russell Banks à lire : L'ange sur le toit, Pourfendeur de nuages, Continents à la dérive et quelques autres, tous publiés chez Actes Sud.
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