Citations sur Le blues roumain, tome 1 (42)
Le printemps est là
Depuis deux jours, je regarde l’hiver dans les yeux.
Des yeux étroits, ombrés par un front ridé.
L’hiver– un vieil homme, venu de l’Extrême -Orient.
À l’autre bout de la table, une jeune femme blonde, souple,
habillé modestement, avec une blouse animée par deux
seins beaux comme les premiers perce-neige.
Elle frémit de peur ou de honte quand l’hiver lui pose
une question dans une langue énigmatique.
Je bois ma bière et mes pensées.
Qu’est-ce que le printemps se vend facilement à l’hiver !
(p. 69, poème de Mircea Poeană)
La beauté
extrait 3
ressusciter les fées
embrasser les chimères
dans les bras de Morphée
faire jouir l’éphémère
La beauté
extrait 2
courir les oiseaux
dans l’air doux de l’été
non pas pour les chasser
mais pour les chanter
La beauté
extrait 1
la beauté c’est marcher
sur le fil du soir
comme une lumière
sur une balançoire
Dans les clous d’un poème anatomique
J’avais un ami poète, un peu frappé sur le bord,
il venait chez moi, il comptait ses os
et chaque fois il y en avait un de plus.
Puis il s’asseyait sur un côté
et ouvrait ses blessures
comme les touristes les cartes Michelin.
Une rumeur imperceptible parcourait alors la pièce,
les femmes de la ville commençaient à pleurer
et les oiseaux s’assoupissaient
dans l’air du temps.
Mon ami le poète tendait alors les mains vers l’horizon,
ouvrait sa poitrine pour en sortir un abécédaire
et les femmes de toutes les villes commençaient à pleurer
les maires et les policiers fermaient les rues
et les fixaient avec des clous de girofle.
On entendait tout à coup
les pas secs de la nuit
et ma bien-aimée
grignotait en cachette les lettres
tombées par terre.
Matei Ghigiu, p. 24
TROP, PLUS, TRÈS
Vous qui êtes
trop fatigués pour pouvoir dormir
trop seuls pour pouvoir aimer
trop licornes pour être caressés sur le front
trop bateau pour vous jeter à l’eau
trop sérieux pour rire avec Mister Been
trop adultes pour vous rappeler le pays de l’enfance
plus fâchés que le ciel de plomb
et plus amers que la Mer de l’Amertume
plus blasés que le coucou de l’horloge
plus indécis que le vol de la libellule
vous, très mécontents de cela. Ou plutôt de tout cela,
très attentifs à la déco de votre tralala
laissez, je vous prie, l’espoir de ne pas entrer
et commencez à conjuguer le verbe aimer
(Iv cel Naiv, p. 89)
l’espoir
ça va mal
et seulement l’espoir que demain ça ira encore plus mal
nous fait tenir
en vie
mais nous espérons tellement fort
que demain devient aujourd’hui
et ça va
très mal
mais nous espérons encore une fois
et tout à coup
demain devient hier
et ça va très très mal
à perte de vue
tout va de mal en pire :
une mer de plomb
avec des vagues petites et douces
et des îles silencieuses et bleues
qui ondoient sur les vagues
comme des taches d’huile
et de gasoil
maintenant ça va
car tout va tellement mal
que le mal s’est enfin établi
à sa cote suprême
et maintenant
même dans le passé
ça ne peut pas faire
plus mal
Ion Mureșan, pp. 17-18
Je sais de la solitude
seulement ce que tu m'a dit
que ce n'est pas une maladie
c'est juste un léger éloignement
comme le pied gauche du droit pendant une valse
avec un air dense entre les deux
et parfois un corps longtemps exercé
(p. 36, début du poème Le lapin de Florin Partene)
faille temporelle
il est encore temps
de freiner avant les clous
de voir ses cheveux blanchir
de poursuivre les études
et d’obtenir un nouveau diplôme
peut-être même un doctorat
il est encore temps
pour la promenade du soir
pour le sommeil de beauté
pour les préparatifs d’hiver
pour écrire au moins deux poèmes
et deux solitudes
il est encore temps
de devenir pauvre comme job
ou d’épargner de l’argent
pour payer les factures acheter des fringues ou des loisirs
compulsivement
d’oublier plusieurs fois le même être
de t’oublier toi
de regarder en toi
de te chercher
de te pardonner
ou de prétendre jusqu’à la fin
que tout va bien oh oui tout va bien
et puis il est temps
il est grand temps de comprendre
que tout ce qui te reste est juste cet instant de maintenant
et la douceur
et la douceur
(Petronela Rotar, p. 102)
Séjour en tachycardie
Le cœur a quatre chambres mais aucun hall.
Il n’a ni cuisine, ni salle de bains, ni balcon
et il lui manque surtout un cellier.
Je me suis assise sur les bagages et j’attends que tu me fasses de la place.
Je t’entends jurer doucement pendant que tu jettes les affaires de ton ex sur le feu
ou par la fenêtre.
Mais attends, ton cœur n’a pas de fenêtres,
il a seulement des portes bancales qui grincent comme 4 orchestres
et sonnent faux.
Les portes de ton cœur sentent le ragoût ou les lardons frits.
Tu aimes manger gras.
Tu vas crever de cholestérol et je serai enfermée dans ton cœur mort.
4 chambres, aucun hall, aucun balcon.
Ton cœur est un appartement sans le moindre confort.
Une niche, qui diable voudrait y vivre ?
Je pars les mains vides vers le soleil.
Je te laisse en souvenir mes 16 jambes
et je cours.
(Raluca Feher, p. 95)