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Critique de Unicite


La grâce du labyrinthe



Le hasard fait bien les choses, surtout s'il est sollicité par les poètes. En l'occurrence, cette anthologie a bien été « imprévue » par un poète, qui plus est, un poète bilingue, qui passe le plus aisément du monde de sa langue maternelle à sa langue d'adoption, et inversement. Une chance pour nous, lecteurs, qui pouvons aller en toute confiance sur ses traces, nous promener parmi ses traductions et « adaptations » (oui, l'artiste se permet tout) de textes qui n'ont jamais dit leur dernier mot, et qui, s'ils ne prétendent pas représenter toute la poésie roumaine (remarquez le pluriel indéfini du sous-titre), y font de larges et profondes incursions.
La poésie roumaine ? s'interrogeront certains. Ah oui, Tristan Tzara, Benjamin Fondane, peut-être même Gherasim Luca. Bien sûr, ils sont indispensables à notre connaissance du passé littéraire proche et à notre culture… française, puisque ces Roumains ont écrit en français. Mais en Roumanie, dans la langue du pays ? Depuis trente ans, libérée d'une censure qui faisait peser sa contrainte (parfois productive, le plus souvent accablante) sur toutes les formes artistiques, la poésie a éclaté dans des directions très diverses, s'enrichissant d'une expression librement retrouvée, transcendant le lyrisme et la sensibilité, la passion et la vitalité inhérents à l'esprit roumain. le nombre de publications, en revues et en volumes, en ligne et sur papier, témoigne de la richesse poétique actuelle d'un pays de grande culture, que la lecture des pages qui suivent contribuera heureusement à faire connaître.
Attention ! Qu'on ne s'attende pas à y trouver quelque folklore, quelque exotisme que ce soit, même si le passé, la tradition, se rappellent à nous avec, par exemple, un quatrain d'Eminescu — qui n'a rien de folklorique. Et si le titre, « le blues roumain », fait allusion, en particulier, à la fameuse « blouse roumaine » immortalisée par Matisse, il peut renvoyer aussi au sentiment d'indéfinissable nostalgie que les Roumains condensent en un petit mot, le « dor », et à bien d'autres domaines poétiques et musicaux qui passent largement les frontières, voire les océans. Donc, pas de folklore, mais, véritablement, de la poésie d'aujourd'hui (et un peu d'hier), parfois complexe, plus souvent d'une simplicité toute suggestive, déclinée sur tous les tons, révélant toutes les sensibilités, s'adonnant à toutes les formes de vers et de prose, avec cependant, pour ainsi dire, un programme commun dévoilé dès le début par Nichita Stănescu : le poète « est touché par la grâce / et le souci des autres ».
Des gestes quotidiens aux visions fantastiques, de l'attente à la résignation, de la résignation au pessimisme, du silence éloquent à la parole légère, les textes choisis par Radu Bata ouvrent des passages étroits et infinis, jamais obscurs, toujours à taille humaine. Au choix, les chemins mènent, au-delà des paradoxes du désespoir et des cimes de la solitude, vers des tableaux insolites, étranges, voire surréalistes (au vrai sens du terme), parfois impressionnistes (toujours au vrai sens), d'où ne sont pas exclus les sourires de l'humour et les éclats de la vie heureuse. Et la nature est là, qui apaise et qui rassure, qui meuble les vides de l'existence humaine et humanise la violence du réel, qui « tire les rideaux rouges du froid », semant des « flocons d'espoir », de la « douceur » et de l'harmonie. Par-dessus tout, l'amour, ses couleurs, ses lumières et ses surprises, ses déceptions quand même, les battements du coeur rythmant les pensées et les phrases, les beautés de l'ici et les plaisirs du maintenant.
Il est temps à présent de suivre Radu Bata dans le labyrinthe enchanté de ses lectures, où l'on reconnaîtra ou découvrira quelques « valeurs sûres » appartenant à notre époque ou au passé proche (outre Eminescu et Nichita Stănescu déjà cités, Max Blecher, Nina Cassian, Ana Blandiana, Ion Mureşan, Mircea Cărtărescu, Paul Vinicius, Ioan Es Pop…), où l'on pourra s'arrêter sur quelques-unes des « poésettes » du traducteur, où l'on décèlera quelques influences et allusions plus ou moins ouvertes qui n'empêchent pas l'originalité de s'épanouir tous azimuts, où l'on croisera même Bernard Pivot, mais, aussi et surtout, où l'on fera maintes belles rencontres, maintes belles balades au fil desquelles on pourra trimballer son « cabas plein de météores », retrouver « le pays de l'enfance », contempler « un nuage qui a la forme d'un bateau », dormir avec « les bonnes planètes », « continuer de rêver » et répéter avec George Bacovia : « Des vers, ma mie, lis-moi encore ! »

Jean-Pierre Longre
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