Sans avoir jamais lu, je crois, d'uchronie, mon intuition me fait dire que ce Déchronologue n'en est pas le moindre des représentants. Et sûrement pas le moins original non plus, par bien des aspects.
Stéphane Beauverger nous livre une fresque flamboyante de la flibuste caraïbe du XIIe siècle, à travers les notes (le carnet de bord) du capitaine Henri Villon. Parlons-en tout d'abord, de ce bon capitaine : avec son background fouillé, son esprit et son éloquence, ce narrateur de haut vol porte le récit avec maestria et pour notre plus grand plaisir de lecture. Bien sûr, le talent de l'auteur n'y est pas étranger, et on sent l'immense travail d'écriture derrière. L'érudition transpire de chaque page, avec bien sûr une recherche historique (des références aux ouvrages consultés combleront les plus curieux), mais aussi une recherche linguistique que je n'ose même pas imaginer, tant la prose concoctée par l'auteur est riche, colorée, imaginative, parfois hilarante, et surtout à propos.
Le Déchronologue est un roman dense, très dense. Nous sommes plongés dans le quotidien d'un équipage de pirates sous le commandement de Villon. Sorties et chasses en mer, mouillage au port et débauche dans les bouges, interactions diverses – souvent conflictuelles – avec divers personnages de tous bords. En cohérence avec la technique narrative du journal de bord, l'auteur privilégie l'action et les évènements, délaissant les longues descriptions. Pour autant, il parvient je ne sais comment (cela aussi, c'est de la technique d'écriture) à faire émerger des images très concrètes de cet univers si lointain, c'est pourquoi j'ai parlé de fresque en premier.
Roman d'aventures ? Assurément. Mais quelle tonalité ? le ton est donné par le personnage d'Henri Villon ainsi que par la ligne dramatique. Dans les deux cas, j'ai été (très agréablement) surpris par l'habileté de l'auteur à proposer un contenu riche tout en cultivant la nuance. Ainsi, Villon n'est ni un héros ni un anti-héros. Courageux, idéaliste et charismatique, il est également alcoolique, dépressif et capable de tuer par colère. Villon est bon escrimeur, mais sans plus. Son sentiment sur les maravillas évolue. Ses péripéties sont parfois plaisantes, et parfois glaçantes.
Et l'uchronie dans tout ça ? Plusieurs thèmes classiques de la SF liés au temps sont exploités dans ce roman. Ainsi, tout au long de l'histoire, de mystérieux artefacts appelés maravillas issus d'époques étrangères se retrouvent catapultés dans l'univers de nos flibustiers, suscitant bien vite convoitise et commerce. Ce thème est omniprésent dans le livre, et très richement travaillé par l'auteur. Un autre thème temporel tout aussi classique de la SF sert l'intrigue principale, mais je n'en dirai pas plus car il s'installe lentement, par petites touches savamment orchestrées, tout au long de l'histoire. Finalement,
le Déchronologue lui-même (la frégate du Capitaine) offre son lot de mystères avec un mystérieux pouvoir au fond de ses cales.
Finalement, je n'aurais rien à redire sur ce roman si ce n'est… comment dire… Christ mort ! Mais qu'a donc voulu obtenir l'auteur en mélangeant ses chapitres au mixer ? Mort de moi ! Quelle peine j'ai eue à retrouver mes marques au cours de cette longue et dense lecture ! 25 chapitres déchronologisés, c'est aussi ça,
le Déchronologue… Pour ma part, j'ai pu avaler les 100 premières pages assez facilement avant d'avoir trop de trames à retenir. Les 100 dernières aussi, boosté par l'envie de connaître le dénouement. Pour le reste (quand même 350 pages), ce fut une longue traversée du désert. Avant d'entamer chaque nouveau chapitre, je devais relire systématiquement les dernières pages du chapitre précédent, ou du moins du dernier chapitre situé avant chronologiquement parlant. Je me suis même demandé une fois si je n'allais tricher et aller piocher les chapitres un à un pour les lire dans l'ordre chronologique de l'histoire, mais j'ai estimé que ce serait une mauvaise idée…
Pour me faire l'avocat du diable, je dirais que l'auteur a peut-être voulu jouer et faire écho avec son univers en mélangeant ainsi les chapitres de son roman. En tout cas, et c'est à mettre à son actif, il ne s'est évidemment pas contenté de simplement mélanger les chapitres chronologiques : il a dû les retravailler astucieusement (et sans doute laborieusement) de manière à ménager l'intérêt du lecteur en évitant de divulguer précocement certaines informations.