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Critique de Charybde2


Autour de la parabole des talents, un livre fort, sous ses apparences de footballistique légèreté.

Publié début 2013, « Mateo » est le cinquième roman d'Antoine Bello (son sixième si l'on tient compte d' « Amérique » récemment publié exclusivement sous forme numérique). À travers cette narration suivant deux ans de la vie d'un prodigieux joueur de football universitaire, le romancier a choisi de traiter plus en profondeur que jamais l'un des thèmes qui hante son oeuvre depuis 1996, celui du « talent » (au sens notamment mais pas exclusivement de la « parabole des talents » de l'Évangile), et tout particulièrement des responsabilités et des devoirs qui lui sont potentiellement associés.

Dans « Les funambules » de 1996, impressionnant recueil de nouvelles de l'écrivain alors débutant, c'est sur un mode jouant à dessein l'hésitation entre absurde poétique et burlesque keatonien que s'exprimaient le perfectionnisme absolu des fabricants de mannequins, Nicholas et Kreuzer, le « toujours plus haut » du funambule Soltino, le militantisme méritocratique nourri d'étoffe des héros de l'astronaute Jim Mute, l'obsessionnelle quête de sens des exégètes du jeu de quilles Sadarov et Goulitschian, ou encore le « toujours plus épuré » de l'écrivain Maximilien Zu. Dans l' « Éloge de la pièce manquante » de 1998, c'est par le biais d'une enquête policière terriblement inhabituelle que le lecteur découvrait la soif de perfection et le jusqu'au-boutisme sanglant du mystérieux protagoniste, à la recherche de l'oeuvre absolue dans l'univers fictif du puzzle de vitesse. Beaucoup plus nettement, l'une des questions fondamentales du personnage Sliv, qui le hante tout au long des « Falsificateurs » puis des « Eclaireurs », en 2007 et en 2009, est bien « Comment mon talent peut-il et doit-il peser sur le monde ? », talent réputé avéré, même s'il a dû, dans la partie « apprentissage » de ce superbe diptyque, passer par un peu de polissage et d'erreurs « de jeunesse et d'hybris » à surmonter. Et même, l' « Enquête sur la disparition d'Émilie Brunet » de 2010, au-delà du brio, du formidable hommage à Agatha Christie qu'elle constitue, et de la figure énigmatique du Dr. Brunet, surhomme ambigu, n'est-elle pas aussi une danse autour d'une angoisse ? : comment peut fonctionner un talent lui aussi hors norme, quoique moins spectaculaire que chez Brunet (celui de l'enquêteur Achille Dunot), sans se dissoudre ou se dévoyer pathétiquement, dès lors que l'un de ses rouages « mécaniques » essentiels (ici, la mémoire à court terme) fait défaut…

Dans « Mateo », Antoine Bello se consacre en plans rapprochés à une quête jusqu'alors esquivée dans son oeuvre, ou juste effleurée dans « Les falsificateurs » : au-delà de la part « innée » du talent, quel est le devoir de son détenteur ? Comment doit-il entretenir et développer ce qu'il a reçu ? Quels sacrifices doit-il accepter ou rechercher pour atteindre l'excellence ? Et comment ce fait et ce dessein s'insèrent-ils dans un tissu social, amical et amoureux ? Autant de questions auxquelles l'auteur nous propose de réfléchir, directement ou indirectement, en accompagnant ces deux ans de la vie de Mateo.

Avoir choisi le milieu du football universitaire, juste à l'entrée des grands clubs professionnels internationaux, réjouira les amateurs du ballon rond, bien entendu, mais ne déroutera en aucun cas les autres : si l'on peut se délecter à l'évocation, par exemple, du football total des années Cruijff, et apprécier d'y retrouver la beauté dont le « Jouer juste » de François Bégaudeau, sans doute plus poétique mais aussi beaucoup plus sèchement formel, nous enchantait, on n'a aucun besoin d'être féru du jeu pour apprécier l'intense construction / reconstruction d'un authentique collectif, conduit par le joueur vedette et par l'entraîneur, à partir de l'ensemble d'individualités, avec leurs forces et leurs faiblesses, que le hasard des affectations en faculté leur a donné en début de saison. C'est peut-être du côté d'Orson Scott Card (celui d'Ender et d'Alvin) qu'il faut se tourner pour voir traiter avec autant d'intérêt ce type de scènes et de parcours.

Tout au plus regrettera-t-on que les choix de l'auteur, comme d'ailleurs dans « Les falsificateurs », ne l'entraînent pas à creuser un peu plus ces ombres qui passent dans le paysage du héros, personnes attachées à des quêtes différentes de la sienne, mais sans doute pas discréditées : le doué Enrique, ici, privilégiant son master et son doctorat de physique comme une certaine douceur de vivre, et refusant l'ascèse revendiquée par Mateo, ou la militante Nina, là-bas, qui, cherchant moins à peser sur le monde « en haut » que Sliv, n'en développait pas moins d'intéressantes alternatives à l'usage du talent, « en bas »…

Un livre fort, dont la légèreté de ton ne doit pas tromper : ici, même si l'auteur n'a pas nécessairement « les » réponses, on s'attaque à des choses essentielles, avec conviction, en se drapant avec brio dans les métaphores musclées de la littérature et du football.

« Valentine lui avait expliqué pourquoi le mythe du talent naturel avait la peau dure. Il confortait les gens dans l'illusion que les champions étaient des êtres au-dessus du lot. Cela leur évitait de se demander ce qu'eux-mêmes auraient pu accomplir s'ils avaient poursuivi le dessin, pris des cours de clarinette ou simplement bûché un peu plus dur à l'école. Mateo n'arrivait pas à comprendre qu'on puisse choisir de ne pas aller au bout de ses possibilités. Que valait la vie dans ces conditions ? »
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