Citations sur La Pensée et le Mouvant (54)
Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons marché. Notre connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle d'éléments simples, est l'effet d'une dissociation brusque : dans le champ immensément vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les choses; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en vue de ce travail de sélection. On le montrerait sans peine pour les opérations de la mémoire.
Est-il étonnant qu'une telle métaphysique [classique philosophique], embrassant à la fois la matière et l'esprit, fasse l'effet d'une connaissance à peu près vide et en tout cas vague, – presque vide du côté de l'esprit, puisqu'elle n'a pu retenir effectivement de l'âme que des aspects superficiels, systématiquement vague du côté de la matière, puisque l'intelligence du métaphysicien a dû desserrer assez ses rouages, et y laisser assez de jeu, pour qu'elle pût travailler indifféremment à la surface de la matière ou à la surface de l'esprit ?
L'intuition, attachée à une durée qui est croissance, y perçoit une continuité ininterrompue d'imprévisible nouveauté ; elle voit, elle sait que l'esprit tire de lui-même plus qu'il n'a, que la spiritualité consiste en cela même, et que la réalité, imprégnée d'esprit, est création.
Même quand [la science] porte sur le temps qui se déroule ou qui se déroulera, elle le traite comme s'il était déroulé. C'est d'ailleurs fort naturel. Son rôle est de prévoir. Elle extrait et retient du monde matériel ce qui est susceptible de se répéter et de se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas.
Si l'on peut découper dans l'univers des systèmes pour lesquels le temps n'est qu'une abstraction, une relation, un nombre, l'univers lui-même est autre chose.
Dans tout ce qui est gracieux nous voyons, nous sentons, nous devinons une espèce d'abandon et comme une condescendance. Ainsi, pour celui qui contemple l'univers avec des yeux d'artiste, c'est la grâce qui se lit à travers la beauté, et c'est la bonté qui transparaît sous la grâce.
Tandis que pour les autres doctrines une vérité nouvelle est une découverte, pour le pragmatisme c'est une invention.
Si je cherche à analyser la durée, c'est-à-dire à la résoudre en concepts tout faits, je suis bien obligé, par la nature même du concept et de l'analyse, de prendre sur la durée en général deux vues opposées avec lesquelles je prétendrai ensuite la recomposer. […] Je dirai, par exemple, qu'il y a d'une part une multiplicité d'états de conscience successifs et d'autre part une unité qui les relie. La durée sera la « synthèse » de cette unité et de cette multiplicité, opération mystérieuse dont on ne voit pas, je le répète, comment elle comporterait des nuances ou des degrés.
Concevoir est un pis-aller quand il n'est pas donné de percevoir, et le raisonnement est fait pour combler les vides de la perception ou pour en étendre la portée. Je ne nie pas l'utilité des idées abstraites et générales, – pas plus que je ne conteste la valeur des billets de banque. Mais de même que le billet n'est qu'une promesse d'or, ainsi une conception ne vaut que par les perceptions éventuelles qu'elle représente.
D'avant en arrière se poursuit un remodelage constant du passé par le présent, de la cause par l'effet.