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Critique de Erik35


LE RÊVE ET LA VIE.

Difficile de ne pas voir une relation directe entre le sous-titre du très déroutant et beau roman de Gérard de Nerval, Aurélia, et ce texte si intense, émouvant, personnel du grand sinologue suisse Jean-François Billeter, d'ailleurs intitulé Une autre Aurélia. Cette référence à Nerval, l'auteur s'en cache d'autant moins que le prénom de celle qui est cause de ce petit ouvrage saisissant n'est en rien Aurélia mais Wen, son épouse d'une vie.

Wen, cette éternelle jeune femme, originaire de Pékin où le futur auteur la rencontrait par le plus grand et improbable des hasards dans les salons d'une certaine Mme Wang, veuve chinoise mais d'origine et de nationalité suisse. La suite serait presque digne des contes de fées - une danse, une natte que l'on tire par mégarde, un fou rire... - n'était l'environnement social et politique chinois de ces années 60, aux prémices de la terrifiante "Révolution Culturelle". Il faudra pas loin de deux années, d'innombrables soubresauts, la mauvaise volonté doublée de mauvaise foi, finalement contrecarrées, des autorités chinoises, quelques rencontres fortuites et d'une insatisfaisante brièveté, la peur vissée au coeur que l'administration chinoise ne déporte purement et simplement la belle (les étrangers étaient non seulement fort rares à cette époque mais ils étaient tous suspectés d'être des espions à la solde de leurs pays), une année et quelques longs mois, donc, pour que ces deux-là finissent par convoler en juste noces et, voyant le pays s'enfoncer dans une grande période d'instabilité politique, fuir provisoirement le pays pour rejoindre la Suisse.
(Tout ceci est à découvrir dans le superbe Une rencontre à Pékin, publié en même temps que ce livre-ci, en août 2017)

L'aventure durera... Quarante-huit belles années !

Elle cessera malheureusement un jour de novembre 2012. le 9 pour être précis, après sept jours d'un coma sans soubresaut.

Trois jours après, sans avoir dressé le moindre plan, sans bien savoir de quoi ces pages seront faites, Jean-François Billeter entame ces premières notes : «Ne pas chercher d'images d'elle. Quand j'en cherche, elles sont décevantes, ne sont pas celles que je voudrais. Il faut que l'émotion naisse et que l'image vienne d'elle-même - ou ne vienne pas.»

S'ensuivront quatre années (jusqu'en avril 2017) de réflexions, de confessions, de recherches intimes, de souvenirs précis ou plus diffus, de rêves, aussi, de plus en plus présents et forts au fur et à mesure où s'éloigne la date anniversaire de cette disparition.

Émotion, dit-il dès cette première note. C'est très probablement l'un des maître-mots de l'ensemble de cet ouvrage d'une très grande intimité, parfois jusqu'à un certain pathos bien assumé - ne le voit-on pas confesser, plus d'une fois, des larmes ? Et leur bienfait incroyable -. Émotions vécues auprès de cette femme demeurée d'une grande jeunesse, souvent espiègle et drôle. N'avoue-t-il pas d'elle qu' «elle était jeune à 72 ans - d'une jeunesse que l'âge commençait tout juste à menacer» ? Émotions perçant avec la musique :

«Mozart. Grande émotion. Elle est dans cette émotion.»

Un peu plus loin :

«Le Stabat mater de Pergolesi, émotion. Ne pas penser à Wen qui n'est plus, mais à moi sensible, devenu tel grâce à elle.»

J-S Bach, enfin, le maître des maîtres, sans nul doute, pour qui cherche à condenser vie et rêve, folie et réalité, transcendance et immédiateté en quelques notes d'une beauté presque irréelle, pour ainsi dire divine, même sans être croyant. Écoutons-le, qui trouve dans ces émotions musicales intenses l'une des voies vers sa propre résilience :

«Les Variations Goldberg. Miracle, l'émotion portée jusqu'à l'incandescence. le moment mystique de Pascal n'a rien d'étonnant pour moi. L'émotion est la substance unique et universelle de toutes les béatitudes, extases, états de grâce, dont on a parlé dans les religions. La même énergie est en jeu dans tous les cas. Il n'y a pas de mystères.»

Il y a la musique, mais aussi l'art - la méditation et l'émotion ressenties à la contemplation attentive du Noli me tangere - à son sens profond, aussi - du Titien lui sera d'une aide inouïe dans l'évolution de sa conscientisation de son expérience, de la douleur, du manque et de sa résolution.

Intensément, profondément homme de culture et de lettres, les auteurs et poètes ne manquent pas, Marcel Proust, Chamfort, Novalis, Stendhal, Lichtenberg et bien d'autres encore, qui l'aident à leur manière, à dépasser, à comprendre, à accepter les changements qui interviennent en lui, qui lui permettent d'affirmer, au bout de la première année de deuil (mot qu'il déteste) :

«Il y a eu l'intimité avec elle, il y a maintenant l'intimité qui perdure en son absence.»

Bouleversant.
Mais le chemin est pourtant encore long et ce n'est pas, en soi, l'acceptation de la disparition de l'autre mais bien, plutôt, l'acceptation de la vie que l'on se fait avec l'autre dans son absence. D'où ce sentiment d'instabilité, ces ruptures permanentes, d'un jour sur l'autre, le vide faisant suite à des impressions de trop plein, le manque qui apparaît après la puissance d'un souvenir, les paroles apaisantes d'amis l'ayant connue, la remémoration d'un voyage, d'un lieu aimé de l'autre et à deux. Ainsi :

«24 Déc. : A certains moments, je souffre doublement : de son absence et de l'absence du souvenir.
27 Déc. : Ce matin, audace : je me dis que le bonheur passé est intact et que je puis passer à autre chose. »

Depuis que Jean-François Billeter a rendu son tablier d'enseignant de l'université de Genève en 1999 afin de se consacrer exclusivement à la recherche, aucun de ses ouvrages n'avait comporté la moindre mention strictement autobiographique - en dehors de celles servant à ses démonstrations, liées, surtout, à sa connaissance personnelle de l'un de ses principaux sujets d'étude : la Chine -. Aussi n'est-ce aucunement une vocation de biographe qu'il entame sur le tard avec cet ouvrage-ci (de même que "Une rencontre à Pékin" ressort bien plus de l'ouvrage hommage que de l'album autocentré sur des souvenirs lointains). Si cet homme, d'un très grand, sincère humanisme - il suffit pour s'en convaincre de lire son "Leçons sur Tchouang-Tseu" ou même son "Chine trois fois muette" et, plus récemment, "Un Paradigme" - s'est décidé, cinq années après la fatale disparition, à transmettre cette expérience forte, violente, incroyable dans sa pourtant terrible banalité c'est parce qu'il lui a semblé que sa propre expérience, son approche d'une certaine folie pouvait être de quelque aide à quiconque se trouvant dans une identique situation. Car cette folie, on comprend entre les lignes que lui-même craint d'y sombrer, à cause de tout ce qui le lie au désespoir, au manque, à l'absence de l'être aimé. Aussi souhaite-t-il faire profiter son semblable, dans une certaine mesure, de sa victoire intérieure sur celle-ci, le retour à la vie après avoir failli sombrer dans le seul rêve, ainsi qu'il en fut de la vie de l'auteur d'Aurélia, Gérard de Nerval, mort dans les conditions que l'on sait, sans qu'il ait pu achever son oeuvre... Retrouver Aurélia ?

Immodeste, peut-être. D'une poignante humilité aussi que de mettre ces mots si intimes entre toutes les mains. Mais pas inutile. Et parce qu'il faut laisser grande ouverte la porte à l'émotion qui renforce, apaise, guérit, éprouver son expérience à l'aune de son semblable ne peut être qu'enrichissement. Tout est là, à qui sait voir et écouter :

«J'ai dans mon jardin une source qui parfois s'assèche et dont j'oublie même l'existence, et qui a d'autres moments déborde et inonde tout. D'autres jours elle a un débit discret, doux suivi.»

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PS : critique rédigée en écoutant les miraculeuses, pour plagier M. Billeter, mais je le rejoins immédiatement et sans condition, Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach.
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