Dès ma tendre enfance, j’avais su que j’étais né au mauvais moment, au mauvais endroit, mais que je n’étais pas voué à la misère ni à l’ignorance. J’étais un étranger parmi les miens, une âme oubliée des cieux égarée dans la boue.
Souvent il m’arrivait de penser que tel auteur me connaissait personnellement, qu’il me voyait comme je vous vois, à la lueur d’une bougie, à travers les siècles, qu’il habillait de ses mots mes propres sensations, qu’il leur donnait des ailes, et, en me souriant depuis le fortin de sa solitude, les regardant s’envoler vers moi .
Le Bon Dieu, disait-il, offre toujours des opportunités à ceux qui en veulent et qui s'accrochent à leurs rêves, aussi inaccessibles et déraisonnables soient-ils. Parce qu'en vérité, les rêves s'étiolent à basse altitude ; ils ont besoin d'espace, d'azur, d'infini. Alors, à force de s'y cramponner, on finit par être emporté dans leur sillage, tout là-haut, vers un ciel de liberté. Les contraintes de la vie sont bien entendu les ennemis des rêves ; elles n'ont de cesse de vouloir les lester, les désailer. Or un rêve qu'on retient trop longtemps prisonnier dans sa tête finit aussi par se faner. Et mourir. Quoi de plus sinistre qu'un rêve qui se meurt et s'en va en rampant vers le cimetière de l'impuissance ? Certes non, les rêves n'appartiennent à personne, n'ont besoin de personne. Mais ils font un petit bout de chemin avec quiconque persiste à les courtiser. Ne les tuez pas...
Peut-être aurions-nous dû en faire autant et nous entraîner pour l'avenir : apprendre à devenir invisible, à se fondre dans une foule, à raser les murs, à éviter de fixer les gens, à n'adresser la parole à personne, à enterrer son amour-propre, à fermer son coeur aux vexations et aux brimades, à jeter son couteau à cran d'arrêt dans une bouche d'égout, apprendre à s'effacer, à n'être personne : une ombre noyée dans la masse, un chien couchant, un simple ver de terre, voire un cafard. Oui, apprendre à être un cafard.