Citations sur Rue du pardon (33)
Si père avait pu faire taire les moineaux, il ne s’en serait pas privé. Quant à la musique, on pouvait toujours rêver. Père n’allumait le poste radio qu’aux heures précises des informations.
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Cependant comme savent le faire si bien les enfants avec leurs parents, je m’étais adaptée aux miens, à l’indigence de leurs sentiments et à leur laideur.
Gémir c’est renoncer à moitié, c’est accepter la perspective de l’échec.
« On ne peut pas être un peu enceinte, ma chérie ! Soit on l’est, soit on ne l’est pas ! » Après quelques verres d’eau-de-vie, elle se lâchait : « Dieu est beau et Il aime la beauté. C’est pourquoi Il a mobilisé une nuée d’anges pour veiller sur Ses enfants préférés : les créateurs. S’Il lui arrive de les étrangler ou de les nourrir de vaches enragées et de tourments, il est rare qu’Il les tue. Les artistes ont beau cracher au ciel, pester et blasphémer, ils ignorent que ces épreuves-là sont en réalité un cadeau, des outils indispensables à l’élaboration de leur œuvre. Qui peut raconter la faim mieux qu’un indigent, le désespoir mieux qu’un homme au bord du suicide ? Comment parler d’amour si l’on n’a pas ressenti au creux de sa poitrine le feu de la rupture ? Je sais cela pour avoir longtemps avancé en eaux troubles. Pour m’être battu à armes inégales dans un monde d’hommes, fait par et pour les hommes.
Les musiciens achevèrent mon apprentissage, m’initiant peu à peu aux plaisirs de la nuit et à leurs saveurs. Une cigarette blonde, un fourneau de kif, une cuillère de majoun, une bière mousseuse ou un verre de vodka glacée… des douceurs quotidiennes qu’on appelait « le carburant », et dont on se ravitaillait dès le crépuscule. La troupe au complet s’y adonnait, y compris les danseuses qui mettaient en suspens leur animosité à mon égard, et partageaient en groupe ces moments de détente. Nous y puisions l’énergie et la bonne humeur nécessaires pour affronter une fête nouvelle jusqu’aux lueurs de l’aube.
En vérité, c’en était un. Celui d’une fête insolite. La plus merveilleuse qu’il m’ait été donné de vivre. Je me sentais légère, envahie par une étrange impression de liberté, légère elle aussi. On dit qu’un oiseau élevé en cage ne survit pas à la liberté. J’étais cet oiseau-là, mais résolue à prouver le contraire. Je voulais rire et danser ; entrer de plain-pied dans un monde gouverné par la beauté, la bienveillance et la couleur. Une orgie de couleurs : un rouge de Fez pour mes lèvres, un noir de jais pour le contour de mes yeux, un bleu azur sur les paupières… Je voulais libérer ma blondeur du henné, laisser pousser mes ongles, je voulais…
Les mots de Dieu sont malléables. Les hommes en font ce qu’ils veulent. Bouclier, épée ; épée, bouclier, quelle importance ! Dorénavant, tu ne seras plus un amas de chair inerte, un réceptacle de la bestialité, une poubelle du genre humain. Tu vas devoir te prendre en charge. Personne ne le fera à ta place. Gémir c’est renoncer à moitié, c’est accepter la perspective de l’échec. Tu n’es pas défaitiste, n’est-ce pas ? Tu es née artiste. Et jamais, au grand jamais l’artiste ne baisse les bras. Même à genoux, son esprit reste libre, insaisissable.
Dans un instinct de survie, j’étais parvenue à effacer de ma mémoire les souvenirs sales et encombrants. Ceux qui m’empoisonnaient la vie et la rendaient insoutenable. Mais les ombres sournoises sont tenaces. Elles reviennent encore et encore me hanter la nuit, quand je baisse la garde. Elles inondent de chagrin mes yeux et mon cœur, puis se mettent à danser dans mes rêves, me renvoyant aux ténèbres des murs maudits. Je me vois alors sur un tapis mouvant. Toujours le même. Non pas celui que je croise dans les nuages quand je suis dans ma bulle, celui qu’empruntent les voyageurs des contes lointains. Non, ce tapis-là est fait de fibres vivantes. Je les sens grouiller sous ma peau. Ce sont des cafards qui m’emmènent vers le caniveau.
Aïda et Sonia étaient des pestes. Elles sont nées pestes. Et elles mourront sans doute de la même façon qu’elles ont vécu. Petites, leur méchanceté se limitait à des bousculades, à des injures hérissées de blasphèmes, et parfois ça dégénérait en bastonnades quand Mamyta s’absentait de la ville. Cela arrivait souvent, car la diva était réclamée aux quatre coins du royaume. Les jumelles en profitaient pour me chercher des noises. Je les voyais venir de loin et m’évertuais à les ignorer. Je me refusais d’entrer dans leur jeu car j’en connaissais la pénible issue. Mais leurs provocations ne s’arrêtaient pas, les insinuations se précisaient, s’aiguisaient en mots crus et blessants, s’enfiellaient jusqu’à devenir insupportables.
L’éloquence des conteurs me fascinait. Je retrouverais plus tard leurs frères chez les poètes anonymes que Mamyta chantait, et dont, jour après jour, elle m’inculquait le sens, la profondeur et les trésors infinis qu’ils recelaient.
Que de souvenirs joyeux, de chants et de fous rires ! S’il m’arrive aujourd’hui de me plonger malgré moi dans le passé, seule cette période remonte à la surface, comme si le reste n’avait jamais existé.