– Bon… Tu connais Internet ?
- Ben oui ! Tu me prends pour qui ?
-Et Facebook ?
Sadge secoue la tête négativement.
« Et Twitter ? Instagram ? » Sadge soupire, vaincu.
« C’est quoi ? »
Nicolas sourit.
« C’est des réseaux sociaux, ça sert aux gens à poster les photos de leur chien ou de leurs potes, à raconter ce qu’ils ont mangé à midi ou à donner leur opinion sur tout et n’importe quoi… Et il y a tout un tas d’imbéciles pour lire ça et faire des commentaires. »
Les choses n’ont pas changé tant que ça en seize ans, tu sais. Il y a toujours des boulangeries, des camions-poubelles, des troquets sinistres et des connards partout…
Nous sommes tous enfermés, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans un corps que nous n’avons pas choisi et qui, de surcroît, se détériore un peu plus chaque jour. Nous pouvons protester, bien sûr, mais à quoi bon ? Nos enfants grandissent et puis nous quittent, sans même se retourner. Nous pouvons nous en plaindre– nous ne nous en privons pas, du reste –et puis nous finissons par nous résigner à leur ingratitude. Nos parents meurent sans nous demander notre avis, nos collaborateurs nous déçoivent. Nos rêves rétrécissent pour faire place à des désirs plus petits… Et toutes les choses que nous aimons changent et disparaissent.
-C’est gai !
-C’est la vie.
Il sait bien qu’on ne peut jamais tout à fait comprendre la douleur des autres.
Chacun a un don inné pour la délation, un goût pour l’insulte et un dévorant besoin d’être entendu.
Tout cela ne laisse pas présager une visite agréable de ces égouts numériques.
Quand on y pense, les gens qu’on aime, on les a tous apprivoisés, petit à petit : les membres de notre famille, nos amis, nos collègues… comme le renard avec le Petit Prince, tu sais.
Il pensait être un homme solide et stable, sur qui a femme pouvait compter, et voilà que cette image, sur laquelle il s’était construit, vient de voler en éclats. Alors donc, comme tous les mâles inquiets à propos de leur virilité, il est tombé dans le panneau… Il imagine bien la poussée de testostérone qui a dû s’emparer de lui, à la cinquantaine pour qu’il éprouve le besoin irrépressible de se jeter dans les bras d’une femelle plus fraiche que la sienne.
Sadge observe son fils avec stupeur. Comment son petit garçon, si adorable, facétieux, vif, qu’il portait encore sur ses épaules dimanche dernier, a-t-il pu se transformer en cette longue chose ingrate ? Ce qui le trouble le plus, c’est de ne même pas reconnaître le regard de son fiston. Il scrute ses yeux avec attention… Ils ont la même couleur marron claire, mais c’est à peu près tout.
La vision de ces humains isolés en eux-mêmes parait tellement absurde et comique qu'on se croirait dans un dessin de Sempé
Alors tu ne sais plus qui je suis ?
- Je suis désolé...
- Mais c’est affreux ... Affreux, tu m’entends ! Qu’est-ce qu’on va devenir tous les deux ? Tu te souviens pas de notre rencontre ? De notre amour ? De notre vie ? De tout, quoi !..
- Je ne sais pas quoi vous dire.
- Ah non ! Je t’interdis de me vouvoyer, tu m’entends ?...