Nous lisons pour voyager dans le temps et dans l'espace.
Ici le temps se révèle être un futur noir, et l'espace : l'Islande bien loin des brochures touristiques.
En effet du jour au lendemain l'Islande devient un île déserte, au sens figuré, coupée du monde telle que
l'île déserte apparaît comme le modèle de ce que l'on appelle, dans la philosophie politique des XVIIe et XVIIIe, "état de nature", à savoir l'état d'un être humain en dehors de toute société, dépouillé donc de tout ce que la vie en société nous apporte et nous impose, de tout ce qui est acquis et intégré par nous lorsque nous vivons en groupes : c'est l'idée d'un homme qui n'aurait, en termes de désirs, de règles de conduites et de capacités que ce que sa nature originelle lui procure, sans ajout, sans éducation et sans rien qui supposerait l'interaction avec les autres.
Dans ce livre c'est un état entier qui se retrouve face à lui même.
ET SI un un pays se trouvait coupé du monde extérieur, que se passerait-il ?
"Et si", nous pousse à placer ce texte dans la catégorie des dystopies, mais est-ce le cas ?
Peut-être car elles sont là pour nous rappeler que rien n'est indestructible, que tout système peut changer, que la volonté de puissance fait partie de la nature humaine et que l'enfer est pavé de bonnes intentions...
Afin d'éviter le chaos, les politiciens, menés par le Premier ministre, commencent à introduire des restrictions, à rationner la nourriture et les carburants, et à chercher des solutions alternatives à la crise à venir, notamment en termes de nutrition. Cela conduit à des distorsions et à une propagande médiatique, les rôles sociaux sont inversés, les anciens exclus sont désormais des exclus, les mécanismes de formation des nationalismes et des fascismes sont visibles, et l'aversion pour "l'autre".
Ce qu'il y a de passionnant dans cette phase du texte est l'analyse journalistique presque froide, neutre, d'un processus terrible, celui du basculement d'une démocratie vers le fascisme, sous la pression de certains facteurs et évènements externes, et des liens entre médias et pouvoir.
Très vite ce sont des problèmes bien concrets qui apparaissent, nourrir toute la population, générer du travail, atteindre l'autosuffisance, maintenir le moral de la population pour empêcher troubles et émeutes, que faire des touristes présents sur
l'île, quels choix faire.
De prime abord les intentions sont louables, la principale tactique étant de se raccrocher à l'identité islandaise, ses pratiques ancestrales, son histoire qui peuvent servir d'exemple.
On assiste à la mise en place d'une politique nationaliste, véhiculant ardemment un sentiment d'appartenance à un peuple fier et indépendant, qui ne doit son salut qu'à lui-même :
"Nous n'avons pas peur.
Nous n'avons rien à craindre.
Nous vivons sur cette île depuis presque mille deux cents ans et nous nous sommes toujours suffi à nous-mêmes. Nous avons connu des périodes difficiles, il nous est arrivé de souffrir du froid, mais nous avons survécu. Et nous sommes encore ici, avec notre belle langue ancienne, nos sagas et nos poèmes, nos vertes campagnes, notre océan qui regorge de poissons et nos rivières puissantes. Nous avons les hommes les plus forts et les femmes les plus belles, elles mettent au monde les enfants les plus solides de la terre. Nous avons l'espérance de vie la plus longue au monde, hommes et femmes confondus. Nous nous serrons les coudes, nous nous acquittons des tâches nécessaires, nous faisons ce qu'il faut faire. Allez, l'Islande !
Allez, l'Islande ! La foule pousse des cris de joie tandis que le jeune homme va et vient sur la scène, le poing brandi."
Puis interviennent les membres du comité de pilotage qui convoquent l'histoire avec un grand H :
" L'année 1177 avant Jésus-Christ a vu l'effondrement de la civilisation mondiale. Les grands royaumes de l'âge du bronze ont disparu, de la Mésopotamie à la Grèce. Les grandes villes grouillantes de vie, centres commerciaux et culturels ont brûlé ou bien ont été recouverts par le sable des déserts. Leurs habitants jadis vêtus de pourpre et d'or, et qui exerçaient des professions spécialisées comme celles de comptable, d'orfèvre ou de scribe ont fui vers les campagnes où ils se sont habillés de vêtements de grosse toile ou bien de peaux de bête pour devenir paysans, chasseurs et pêcheurs. Les anciennes langues écrites des Égyptiens, des Sumériens et des Crétois ont été oubliées et effacées sauf dans les tombeaux et les bâtiments où étaient entreposées des tablettes d'argile qui, pour quelques-unes, ont été miraculeusement cuites et durcies par les incendies, ce qui a permis de conserver les caractères. Les peuples fiers de l'Antiquité se sont transformés en une cohorte de paysans illettrés, les armées de chars des généraux et des pharaons ont été remplacées par des hordes de bandits et de pillards qui s'en prenaient à la population. C'était l'avènement des siècles obscurs. Cette nuit ne s'est dissipée qu'au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, lorsque les Grecs ont repris le flambeau de la civilisation pour le faire rayonner sur leurs cités. Cette flamme a ensuite engendré ce qui deviendrait le puissant Empire romain qui a lui-même jeté les bases de la civilisation mondiale à laquelle nous appartenons. Notre petite nation tout au nord de l'Atlantique est peut-être le dernier vestige de la culture occidentale. Évidemment, nous ne pouvons pas l'affirmer avec certitude, mais nous avons toutes les raisons de le supposer. Et tant que nous ne pouvons pas entrer en contact avec d'autres sociétés, leur existence ne saurait nous être utile"
Et les scientifiques de poursuivre :
"De nombreux scientifiques considèrent que les sociétés et les cultures ne se développent que pour ensuite décliner, de la même manière que l'être humain naît pour mourir. L'histoire de l'humanité regorge d'exemples de ce type : les Mayas en Amérique centrale, la civilisation de l'Indus, la dynastie des Han en Chine, mais en général, on observe que les univers culturels fusionnent ou entrent en sommeil puis se réveillent sous une nouvelle forme, comme l'a fait l'Occident après les siècles sombres du Moyen Âge. Notre société est le fruit des Lumières et de la Renaissance, plonge ses racines à travers le Moyen Âge jusqu'à la Rome antique puis jusqu'à la Grèce des philosophes, de la tragédie, de la République et de Pythagore. Notre culture a connu des périodes de déclin et des regains, elle est entrée en sommeil et s'est réveillée, régénérée et renforcée. Nous lui avons constamment ouvert de nouvelles voies, nous avons exploré de nouvelles formes d'expression par le biais des oeuvres d'art, des écoles, des livres, de l'Église, des parlements, des navires, des armes, des vaisseaux spatiaux et des centrales nucléaires. Il n'est pas impossible qu'une de ces voies ait fini par lui être fatale - mais notre rôle n'est pas d'apporter une réponse. La seule chose qui importe, c'est que la nation islandaise est encore là et que nous sommes en mesure de réfléchir à toutes ces questions.
Puis ce sera au tour de la culture de faire les frais, les départements inutiles des universités seront fermés. Les jeunes livrés à eux-mêmes. La descente est inexorable.
Les intentions louables cèdent la place aux chiffres, aux courbes mathématiques, aux analyses chiffrées, bref au cynisme :
"Comment se décide le destin d'une nation ? Suffit-il de quelques âmes bienveillantes qui proposent un nouveau contrat social, qui déterminent ce qu'on doit produire et comment on doit s'y prendre, qui installent les gens dans les campagnes, envoient les banquiers et les designers en mer et les compositeurs faire les foins ? En a-t-on le droit ? Hjalti ne fait que poser les questions. Elín répond, calme et pondérée : Nous faisons ce qu'il faut faire. La nation est avec nous. C'est en son nom que nous travaillons."
Heureusement à côté de cette froideur il y a la chaleur des personnages qui jalonnent le roman.
Hjalti, un journaliste proche des sphères du pouvoir, mais ...
son ex-compagne Maria, d'origine espagnole, violoniste, qui tente de survivre avec ses deux enfants...
Svangi, un ermite vivant avec son troupeau dans un fjord sauvage, plein de nostalgique pour les gens et l'ordre ancien, mais sans tendresse ni sentimentalité, ni peur d'être ici et maintenant.
À ce cynisme l'auteure convoque en nous-même de l'empathie pour ces personnages qui tentent de mener une "vie normale" dans un monde qui ne l'est plus, qui ne savent pas quoi faire d'autre ou comment faire autrement, qui assistent impuissant à l'effondrement de leurs idéaux, et nous lecteurs en sommes spectateurs.
Voilà un livre qui marque, qui laisse une trace, et qui pose énormément de questions, en ces temps actuels, sur la condition humaine, les mécanismes sociaux, l'éthique voire l'absence d'éthique dans les relations avec les autres êtres humains, que signifie cette métaphore de l'isolement ?
La fiction analyse-t-elle la société, la réinvente-t-elle, ou lui impose-t-elle une forme?