Les jeux de l'esprit

Notre force réside dans notre réputation de sagesse. Nous devons conserver à tout prix et renforcer cette réputation... Une révolution consentie par tous, voilà. Ne vous récriez pas. Je crois, moi, que c'est extrêmement facile, beaucoup plus simple que votre ultimatum accompagné de menaces. Il suffit de convaincre tous les chefs de gouvernement de nous céder le pouvoir.

Un écran de télévision s’éclaira au fond de l’amphithéâtre. Il était gigantesque, à la mesure des événements destinés à s’y inscrire et recouvrait presque tout le mur. Les bustes d’Einstein et de quelques autres célébrités avaient été enlevés pour ne pas gêner la vision et relégués dans un grenier. Une jeune femme blonde apparut, enchanta le monde par son sourire et annonça :
— Bonsoir Mesdames, bonsoir Mesdemoiselles, bonsoir Messieurs. Dans quelques minutes, la mondovision va commencer la diffusion en direct, couleur, relief et odeur bien entendu, du quatrième jeu de la série historique. Les équipes sont maintenant en place. Les meilleurs reporters et cameramen de nos services ont été mobilisés pour cette circonstance et se trouvent aux points les plus intéressants. J’espère ainsi que vous ne perdrez aucune phase de la compétition. Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je vous souhaite de très bonnes journées, d’excellentes soirées et des nuits exaltantes, car la diffusion sera ininterrompue jusqu’à la fin du match et, naturellement – elle accentua ici son sourire – personne ne peut prévoir combien de temps il durera.

La date de la fête mondiale fut fixée au 1er août, après consultation des experts de la météorologie, qui promettaient pour ce jour d’assez belles conditions climatiques dans l’ensemble des continents et un temps radieux à New York, où elle prendrait le plus d’éclat, en présence du Président. Une telle fête devait évidemment être célébrée à la même date dans toutes les villes et tous les villages du monde, le seul ennui pour les savants étant qu’elle ne pourrait l’être partout à la même seconde, à cause du décalage horaire.

Une sonnerie retentit. Les candidats, qui attendaient depuis une demi-heure en échangeant des propos plaisants, un peu forcés, pour calmer leur nervosité, firent silence. Malgré leur maîtrise habituelle, tous avaient éprouvé la même émotion, les mêmes battements de cœur. La lourde porte de l’Institut fut poussée par un appariteur en habit. Derrière lui, ils suivirent un couloir obscur, puis pénétrèrent dans le grand amphithéâtre, où devaient se dérouler les épreuves. Ils étaient treize, l’âge variant de trente-cinq à cinquante ans.

[…] ce penchant subitement manifesté pour les distractions puériles, n’était en aucune façon un fait isolé. […] C’était un paradoxe troublant, mais bien réel, que les hommes de science commençaient à partager, en s’abaissant, les soucis, les désirs et les joies de l’humanité vulgaire.

Les problèmes politiques d’autrefois, capitalisme, fascisme, prolétariat, lutte des classes, communisme, démocratie, socialisme même les laissaient tous indifférents ; mais pas la question de savoir si l’Univers doit être considéré et étudié indépendamment de l’homme, point de vue implicite ou avoué des physiciens comme O’Kearn ou Fawell lui-même, ou au contraire en fonction de l’homme, thèse que soutenaient tous les biologistes. Ceux-ci avaient beau jeu pour prétendre que les présents échecs étaient causés par l’inhumanité des premiers.

Un cas extrêmement curieux et qui prêta à rire fut celui d’un écrivain célèbre qui, ayant terminé un livre important, un roman fleuve de près de mille pages, se trouva empêché de signer le contrat que lui présentait son éditeur. Il avait travaillé pendant des années avec un dictaphone, se fiant uniquement à celui-ci et à une secrétaire dactylo. Il avait ainsi perdu toute confiance dans ses capacités d’écrire. Son éditeur dut se contenter de son accord verbal et d’une croix.

Des savants, des cerveaux précieux devaient interrompre ou ralentir leurs travaux de recherche fondamentale, dirigés vers le vrai progrès, pour se mettre au service du monde et satisfaire ses désirs immodérés de confort, de luxe et de raffinements matériels.

[...] le monde, s’il ne cherchait pas à s’enrichir l’esprit en pénétrant les secrets de la science, était de plus en plus intéressé par les conséquences matérielles des découvertes faites par celle-ci, au point de réclamer à chaque instant des résultats pratiques plus importants et plus raffinés.

Si cela continue, il va se produire ce que nous voulons éviter. L’humanité va tendre à se scinder en deux catégories : d’une part, la caste des savants, les dirigeants, les privilégiés, nous-mêmes ; de l’autre, une plèbe indifférente qu’on sera bien obligé d’occuper à des travaux grossiers, des individus interchangeables, peut-être heureux à leur manière, mais qui ne connaîtront jamais les pures joies de l’esprit et qui seront autant de poids morts dans la marche vers le progrès.