Cher Isi,
Je suis bien rentrée sous mon tipi, et t'écris en fumant le calumet que nous n'avons pas eu le temps de partager. J'espère que tu es bien remis de notre chevauchée de trois jours où nous avons raccompagné, sur nos appaloosas, Xavier et la tante qui remontaient la rivière en canoë jusqu'à chez eux.
J'ai trouvé impressionnant d'accompagner tante Niska jusqu'au train pour récupérer Xavier. Ou plutôt son fantôme... Car Isi, dans quel état ils nous l'ont rendu ? Je ne sais pas si j'ai eu plus de peine en croisant son regard sans vie sur son visage cadavérique, ou en m'apercevant qu'il lui manquait une jambe. J'aurais voulu lui poser tant de questions alors, mais la tante a eu raison de nous enjoindre de lui laisser reprendre des forces. D'ailleurs peut-être est-ce un grand mot. J'ai l'impression qu'il tirait ses dernières ressources de sa médecine à aiguille qu'il a ramené de cette guerre entre la France et l'Allemagne… Et en même temps, la tante a raison, peut-être que ce venin qu'il s'infiltrait faisait ressortir le poison qui hantait ses rêves, lui permettant comme une fièvre d'expulser toute la noirceur accumulée.
C'était terrible d'entendre ses psalmodies, ses cauchemars, ses peurs à ciel ouvert… Trois longues journées à chevaucher sous ses souvenirs de la guerre, les horreurs qu'il a vues et celles qu'il a commises au nom et pour le compte d'un peuple qui le voyait à peine, et pour un combat qui n'était pas le sien, ni celui de notre peuple. La tante a bien fait, dans les moments où il s'apaisait, de lui raconter sa propre histoire d'indienne, elle qui s'est toujours battue pour sa liberté que les blancs appelle sauvagerie. Je crois que ses récits faisaient beaucoup de bien à Xavier, à son esprit et à son corps. Cette voix apaisante qui nous ramène aux sources, aux choses simples et au sens de la vie, dans un monde où la vie a un sens, un monde où on ne tue que pour la conserver et sauver la sienne. Un monde où creuser des tranchées pour exploser la gueule du plus d'humains possible n'est même pas envisageable, et n'a aucun sens. « Chacun se bat sur deux fronts à la fois, l'un contre l'ennemi, l'autre contre ce que nous faisons à l'ennemi ».
Les récits que la tante intercalait entre deux réminiscences de scènes de guerre sont ceux qui m'ont le plus émerveillée, car même lorsqu'ils parlaient de famine ou de descentes de blanc pour les civiliser, les mater, les martyriser et les parquer dans des réserves, ça me faisait du bien d'entendre que les nôtres s'attachaient au sens des choses. Et puis cette romance, sous la tente de sudation, avec le beau chasseur blanc… Ça commençait si bien ! Indispensable chasseuse de wendigo, la tante est une passeuse formidable, qui continue de se battre pour transmettre ses dons et perpétuer les traditions. Pour autant, j'apprécie quand même d'avoir pu entendre les cauchemars éveillés de Xavier. J'ai trouvé ça long, pourtant, et parfois répétitif, souvent trop violent pour moi lorsque ses souvenirs s'intensifiaient au rythme des combats dans lesquels son esprit replongeait. Mais ça m'a aidé à le comprendre, car jamais il n'aurait raconté tout cela consciemment. Comme la plupart des nôtres, il est plutôt silencieux sur ses « exploits ». Sauf Elijah, mais toi et moi savons ce que ça lui a valu, n'est-ce pas ? Deux guerriers Crees se servant de leur expérience silencieuse de la chasse pour décimer les lignes allemandes… L'un d'entre eux qui commence à aimer ça ; Au bout du compte, comme disait Elijah, « nous faisons le sale boulot à leur place : Quand nous rentrerons chez nous, rien d'autre n'aura changé, on nous traitera toujours comme des merdes. Mais tant que nous sommes ici, il n'y a qu'à faire ce que nous savons si bien faire ».
Sais-tu ce que j'ai préféré, Isi ? La fin de cette aventure. Encore une fois, c'est elle qui donne son relief à l'histoire, sa rondeur, qui boucle la boucle, referme le cercle, celui de la vie éternelle ou de l'éternel recommencement, de la renaissance. Lorsque leurs deux voix se rejoignent, lorsque le passé et le présent ne forment plus qu'un. Car alors tout s'éclaire, le job a été fait et bien fait, tout a finalement un sens. « Je suis devenu ce que tu es, Niska », a marmonné Xavier, tu te souviens ? Et c'était tellement vrai. Paix à leurs âmes pleines de vie, puissent-elles trouver le chemin de futurs lecteurs. En attendant, je te remercie infiniment d'avoir accepté de parcourir ce chemin avec moi. Ça restera un souvenir éprouvant, mais beau, aussi.
Amicalement,
Onee-qui-est-devenue-fan-de-ton-ragout-d'orignal-aux-racines.
L'avis d'Isidoreinthedark :
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