Acqua alta (1992) revêt une grande valeur symbolique dans le contexte personnel du poète qui s'est rendu dix-sept ans dans cette ville magique, toujours en hiver et toujours pour écrire des poèmes, pour travailler dans un contexte qui lui convenait, mais aussi pour être, tout simplement.
Acqua alta est un opuscule d'à peine 110 pages qui se lit avec plaisir car l'écriture de ce poète de tendance acméiste (en opposition à symboliste), est accessible et limpide, rendant compte d'une manière charnelle, directe et très sensuelle de la réalité.
Il s'y rendait exclusivement l'hiver parce qu'il aimait la couleur de l'eau en hiver, le calme retrouvé, l'absence de chaleur qu'il supportait mal, la lumière hivernale opaque sur la lagune et parce qu'il ne supportait pas "les hordes de touristes qui osaient étaler leur hideur dénudée face à tant de beauté face aux colonnes, aux pilastres et aux statues. Je dois être de ceux qui préfèrent un choix à un flux, or la pierre est toujours un choix. Pour moi, un corps dans cette ville doit, si bien fait soit-il, être voilé d'un vêtement, ne serait-ce que parce qu'il bouge. Les vêtements sont peut-être notre seule approximation du choix fait par le marbre".
Venise, écrit-il, est le genre d'endroit où l'étranger comme l'autochtone savent d'avance qu'ils seront en représentation. (Ah, oui alors. Car Venise est un décor de théâtre et je lisais il y a quelque temps que Venise pourrait être le plus grand salon ouvert du monde). Ce qu'on voit dans cette ville à chaque pas, chaque coin de rue, chaque échappée, chaque impasse aggrave nos complexes et nos doutes. La beauté alentour est telle qu'on conçoit instantanément le désir absurde, animal, de s'y mesurer, pour ne pas être en reste. Cela n'a rien à voir avec la vanité pas plus qu'avec la surabondance de miroirs inhérente au lieu, le principal étant l'eau elle-même. C'est simplement que la ville procure aux bipèdes une excitation visuelle qu'ils n'ont pas dans leurs tanières habituelles, dans leur environnement naturel.
L'hiver dans cette ville, le dimanche surtout, vous vous réveillez au carillon de cloches innombrables comme si, derrière les rideaux de gaze, un gigantesque service en porcelaine vibrait sur un plateau d'argent dans le ciel gris perle. Vous ouvrez grand la fenêtre et la chambre s'emplit en un instant de cette brume extérieure chargée de sons de cloches, faite d'oxygène moite, de café et de prières.
L'oeil acquiert dans cette ville une autonomie comparable à celle d'une larme. La seule différence est qu'il ne se détache pas du corps, mais le soumet tout entier. Quelles que soient vos intentions en sortant de chez vous, vous êtes condamnés à vous perdre dans ces longues ruelles et ces passages tortueux qui invitent à la découverte, à poursuivre une fin fuyante qui le plus souvent se dérobe dans l'eau, si bien que vous ne pouvez même pas parler de culs-de-sac. Il n'y a pas de nord, de sud, d'est ou d'ouest; sa seule direction est transversale. Elle vous entoure comme une algue glacée, et plus vous mettrez d'élan et d'impatience à chercher vos repères, plus vous vous perdrez.
Sur l'
Acqua alta…Les soirs d'hiver, la mer, gonflée par un vent d'est contraire, remplit à ras bords les canaux comme une baignoire, et parfois les fait déborder. La ville se retrouve dans l'eau à la cheville et les bateaux piaffent. «
Acqua alta », dit une voix à la radio, et le trafic humain descend au-dessous de l'étiage. Les rues se vident; boutiques, bars, restaurants et trattorias baissent leur rideau. Les églises, pourtant, demeurent ouvertes mais marcher sur les eaux n'étonne personne, ni le clergé ni les fidèles; ni la musique, soeur jumelle de l'eau.
Il m'a rappelé bien des sensations ce petit livre enchanteur. Il ira rejoindre ma petite collection de textes sur Venise. Ah que le bonheur est simple. On lit un texte, on se réjouit, le coeur se dilate et le tour est joué, on a une fulgurance de bonheur.
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