La mort de sa mère, qui survient alors qu'elle est elle-même maman de grandes filles, replonge Luce dans une enfance et une adolescence égratignées par l'intérêt distant que ses parents lui ont toujours manifesté. Sa mère, frustrée par une existence étriquée qui la condamne à rester à la maison et à attendre les quelques instants d'attention que lui procure son mari, se révèle dure, exigeante, violente même, envers ses enfants qui appréhendent à chaque instant ses moments de mauvaise humeur. Son père, capable d'étincelles chaleureuses, de courage aussi, se replie pourtant la plupart du temps dans son fauteuil et ses mots croisés, indifférent alors à tout ce qui se passe autour de lui. Ces personnages pourraient être caricaturaux et haïssables. Loin de là.
Luce Buchheit, en campant leurs défauts, leur égoïsme, mais aussi leurs failles, parvient à nous les rendre malgré tout attachants. Elle restitue remarquablement leurs fragilités, les blessures secrètes que la vie leur a imposées et qui font d'eux les artisans inconscients du propre mal-être de leurs enfants. Linette, la jumelle de Luce, revêt la vie que sa mère a programmée pour elle, celle d'une jeune fille avide du luxe que peuvent lui apporter des hommes sans réelle importance, mais riches. Greig, privilégié, car il est un garçon, manque tout de même d'une totale confiance en lui. Luce souffre de se sentir invisible et dépréciée. Élève studieuse, elle espère que sa réussite scolaire lui permettra de gagner l'amour de ses parents. Elle veut leur plaire, leur faire plaisir, mais elle n'obtient que rebuffades et critiques. On pourrait s'attendre à un déferlement de rancoeur, voire de haine, lorsqu'elle perd la mère dévastatrice qui l'a conduite à douter de sa valeur. Là encore, il n'en est rien. Les bons souvenirs, autant que les mauvais, remontent à la surface. L'occasion d'intégrer des parcelles d'histoires familiales, de parler de la maison où se passent des vacances paradoxalement heureuses, de l'Algérie colonisée, puis indépendante, pays meurtri où son père les embarque pour trouver une vie qu'il croit d'abord meilleure avant de sombrer dans une nouvelle désillusion. Paysages, lumières, odeurs se mêlent alors au récit avec le goût des pains aux raisins, des carreaux de chocolat Côte d'Or, de la quiche lorraine et du poulet rôti du dimanche. On fait la connaissance de la marraine et du bon docteur qui, sans le savoir, offrent à Luce des piliers capables de la soutenir dans la douloureuse construction qui est la sienne. Des sortes d'anges gardiens. Lorsque Luce met en terre sa mère, elle ressent pour elle un amour apaisé qui conserve, malgré tout, en filigrane, ses déchirures.
Un livre lumineux, plein d'humanité, éloigné de tout manichéisme. Un livre qui nous ramène à nos propres fragilités, qui nous force à mieux analyser l'autre et à ne pas systématiquement le condamner.
J'ai adoré. Je le relierai sans doute encore. C'est ma seconde lecture.
Des textes, très courts, ancrés dans les clameurs du monde d'aujourd'hui ou dans la sphère de l'intime, coupent le récit. Mondialisation, accident nucléaire de Yokohama, mort d'une chatte aimée et choyée… Ce dernier passage m'a tiré des larmes.
Luce Buchheit est capable de créer des résonnances inattendues dans notre histoire personnelle.