Pour la première fois, je me rendais compte que continuer de travailler sur cette affaire, pour les Carville, pendant des années de ma vie, c’était perdre ces années…ainsi que toutes celles qui me resteraient ensuite. J’ai continué, pourtant.
Il plongea dans les vagues bleues des lettres, des mots, des lignes, comme on plonge en apnée dans un océan de doutes.
Lyse-Rose continuerait de vivre, toujours, dans l’imagination maladive de sa sœur, Malvina. Elle vivrait comme une poupée vit dans le regard d’une petite fille. Sauf que cette petite fille dissimulait un Mauser L110 dans sa poussette et qu’elle était capable de tuer tous ceux qui, sur son chemin, lui diraient que dans son landau elle ne promenait qu’un jouet mort, un cadavre de plastique froid.
C’est curieux, pensa-t-elle, comme les lieux peuvent se transformer selon votre humeur. Comme s’ils devinaient, d’instinct, ce que vous avez dans la tête et vous accompagnaient. Comme si les arbres avaient bien compris qu’elle allait mal, et se faisaient alors discrets, recroquevillés, perdant leurs feuilles par solidarité, par pitié pour elle. Comme si le soleil s’était caché lui aussi, par pudeur, honteux de briller sur un parc où errait une fille en larmes.
Ils pensaient qu'il ne faut pas tourner le dos à la chance lorsqu'elle sourit enfin. Ils auraient dû se méfier, il faut toujours se méfier des sourires.
Nicole et Pierre Vitral ne dirent rien pendant un long moment. La vie n'avait gâté ni l'un ni l'autre. Réunir deux malchances est parfois une équation positive comme quand on ajoute deux signes moins. A deux, ils avaient fait front face au manque d’argent, aux coups du sort, aux maladies, au quotidien. Sans jamais se plaindre. C'est toujours la même chose, si l'on ne gueule pas, on obtient rien... Comme les Vitral n'avaient jamais manifesté contre cette vie, elle ne s'était pas gênée pour leur refiler son surplus de malheur. (...) Ils avaient pris le temps de faire deux enfants pour faire la nique à la vie, elle leur en avait repris un, Nicolas, en mobylette, à Criel-sur-Mer, un soir de pluie.
D'accord, le destin est comme les gamins dans la cour de récré, il s'acharne sur les plus faibles. Mais il y a des limites!
On prétend que pour les détectives privés, les affaires d'adultères, c'est la corvée, l'alimentaire, la lie du métier... Foutaises ! Si l'on veut être sincère, entrer par effraction dans la vie sexuelle des clients, cela reste l'un des bons côtés du métier...
-une belle fille comme vous ... Vous n'avez pas l'air d'une professionnelle. Comment c'est possible ? Être là ? Quand on est si jolie ?
Lylie pencha vers Richard le tabouret, qui résista par miracle.
- viens là, toi.
Brusquement, Lylie attrapa sa cravate, tirant la tête avec, et approcha l'oreille du prof contre sa bouche :
- Je vais te dire, la cravate. En vrai, je ne suis pas jolie. C'est un déguisement que je porte.
Richard prit une mine ahurie.
-hein ?
- mes jambes ... Mes seins ... Ma bouche ... Ma peau ... Tout ce que tout le monde mate, veut toucher, dans la rue, partout ... Eh bien, c'est juste un déguisement, un truc de latex, comme en portent les plongeurs.
- tu ... Tu ?
- je te mens pas. Tout le monde me croit belle, mais en réalité je suis un monstre en dedans.
- tu ...
- t'es bouché ou quoi ? Je t explique que je suis comme les lézards ... J'ai plusieurs peaux. Tu vois, comme les monstres de la série V, à la télé, ceux qui ressemblent à des êtres humains mais qui sont immondes sous leur peau. Surtout leur chef, la fille, un reptile gluant dans le corps d'un super canon. Je suis comme elle, comme ces lézards qui bouffent des souris vivantes. Ça y est tu vois ce que je veux dire ?
-heu, pas trop. Tu sais, les séries télé, moi je suis prof de ...
Une traction sur la cravate lui coupa net le son.
- Je vais te dire autre chose, la cravate, de pire encore. Je ne suis pas toute seule, on est deux, à l'intérieur de la combinaison. Deux dans le mme corps, tu le crois ça ?
- Ben heu... Je dirais que ...
- chut... Dis rien, ça vaut mieux.. Va falloir que j'y aille. Dans quelques minutes... Tu sais où ? Faut que j'aille faire un truc moche. Un truc dont je n'ai vraiment pas envie. Je me dégoute. Et pourtant, faut que je le fasse ...
Les doutes valent mieux que de fausses certitudes.