À quelques mois d'intervalle, la vie a rendu l'écrivain
Emmanuel Carrère témoin de deux événements qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre, hormis celui de la mort et hormis celui d'être un proche des deux familles concernées par ces deux drames : d'un côté la mort d'une petite fille emportée dans le tsunami qui a dévasté un endroit de la côte Pacifique de l'Asie du Sud Est et de l'autre celle d'une jeune femme dans la force de l'âge, terrassée par la récidive d'un cancer...
Est-ce une commande, est-ce une demande ?
« Quelqu'un m'a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n'écris-tu pas notre histoire ? »
Ces proches l'ont donc non seulement autorisé à écrire ce livre, mais ce fut plus qu'une invitation, quelque chose qui tient à la fois de l'injonction et de la délivrance...
Le récit que nous restitue
Emmanuel Carrère est empreint d'empathie et d'humanité.
Disons-le,
Emmanuel Carrère m'agace autant qu'il m'émeut. Forcément il se met parfois un peu en scène dans le texte, parlant de la vie, des siens, dévoilant en creux l'insatisfaction, la tension perpétuelle, son impuissance d'aimer, les blessures de son existence, sa fragilité de vivre...
Écrire, c'est peut-être pour un écrivain courir sans cesse après des chimères.
Le titre est sans doute une ironie à cela :
D'autres vies que la mienne...
Écrire, c'est forcément un acte à la fois prétentieux et vain. Un acte d'amour aussi. Être aimé et ne pas savoir aimé.
Mais il y a son écriture, médiatrice entre les vivants et les morts. Les mots trouvent grâce sous sa plume. C'est une plume fine, délicate, intuitive.
Écrire, c'est se résoudre à ne plus rien savoir de ces personnes dont il parle, dont il nous invite à découvrir leur histoire comme si nous devenions brusquement proches d'eux.
Je reconnais que parfois l'exercice a suscité un certain malaise en moi, celui d'être voyeur d'une histoire qui ne me concernait pas. Cependant, de ce récit intime il ressort quelque chose d'universel évoquant la mort qui nous touche, celle de nos proches, celle qui adviendra de nous, ceux qui resteront après nous.
Faire le deuil, c'est être survivant. Survivre à la mort d'un enfant, survivre à la mort de sa compagne...
C'est aussi ne pas se détourner du malheur qui touche leurs proches.
Brusquement, les verbes se conjuguent au passé, l'imparfait commence à ronger les mots, comme un cancer, une vague a emporté l'avenir. Il n'y aura plus d'après.
Écrire, c'est effleurer la vie de ceux qu'on aime. C'est admirer, envier l'amour des autres, cet amour qui les tient encore debout.
Emmanuel Carrère dit quelques jours fragiles, suspendus au-dessus du monde, où l'on pense à ceux qui peuvent encore serrer un enfant dans leur bras, étreindre quelqu'un qui n'est pas touché par la maladie.
J'ai l'impression qu'
Emmanuel Carrère écrit des livres où prend forme la vie qui nous ressemble, ce que nous sommes.
La pire des souffrances, c'est celle qu'on ne peut pas partager, l'expression ultime de son malheur et de son désarroi face à la vie qui étreint et qui broie.
Je découvre dans les mots de cet écrivain que notre condition humaine comporte d'insondables détresses. Non, plutôt je le savais déjà, mais il a une manière indicible de me le dire.
Emmanuel Carrère, forcément parlant de lui, des autres qu'il aime, qui lui ont demandé d'écrire ce livre, nous rappelle nos chagrins et nos défaites.
Mais la pire défaite, ne serait-ce pas celle d'oublier ? Alors, écrire...
Écrire, c'est prendre le risque de réveiller des chagrins.
Peut-être faire du bien à ceux qui restent, plus tard...
Ceux qui restent, ce sont des personnages qui nous paraissent familiers, se reconnaissent, traversent les mêmes souffrances,
Emmanuel Carrère nous invite à les rencontrer.
Parce qu'ils viennent du même monde que nous, parce qu'ils nous ressemblent.
Être là après, porter l'autre, vivre ce qui peut être donné de vivre ensemble en pensant le moins possible au moment où cela prendra fin.
Faire l'amour peut-être la dernière fois avec la personne qui s'éteint. Ne pas savoir que c'est la dernière fois. Se dire à chaque fois que c'est la dernière fois.
Non, il y a bien une différence entre ces deux morts, celle qui fauche par une vague et sidère et celle qui éteint la vie à petits feux chaque jour qui passe.
L'écriture d'
Emmanuel Carrère est immédiate et intime.
Prendre une photo de celle qu'on sait qui va mourir, avant que la maladie n'entame son cruel labeur, prendre cette photo c'est déjà accepter qu'elle va mourir...
Le deuil, c'est ce à quoi on n'est jamais préparé, même lorsqu'on s'y attend.
Les moments de joie, les derniers instants qui précèdent...
Vouloir continuer de raconter, sans pathos, sans concession, vivre après.
Emmanuel Carrère dit cela, ce qui doit être dit avec justesse et sincérité.
C'est un livre qui a dû faire du bien aux personnes qui l'ont lu plus tard, des enfants peut-être qui ont grandi. Je n'en sais rien, j'aimerais que ce soit comme cela.
Peut-être qu'écrire ce livre a fait du bien aussi à
Emmanuel Carrère. Il invite sans cesse dans ces pages cette vie fragile, presque illusoire, mais qui nous permet de tenir debout.
Emmanuel Carrère le dit avec justesse, sensibilité, émerveillement. Pour cela je trouve qu'il est un auteur essentiel.
Ce livre m'a fait du bien, me retrouvant parfois dans les mots de l'auteur, plus près avec mes proches qui ne sont plus là. Plus près encore avec ceux qui sont vivants et que j'aime.