AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur Solénoïde (36)

Parmi les professeurs les plus âgés, tous racontent la scène incroyable et pourtant vraie, et répétée à l’infini depuis vingt ans que Borcescu, devenu directeur, enseigne dans le quartier, où maîtresse Mimi déboule par la porte d’entrée de l’école, faisant voler les vitres en éclats d’un de ses coups de hanche de femme enragée, envoyant la porte du secrétariat valser contre le mur, d’un coup de pied formidable, bousculant l’élève de service avec ses pompons dans les cheveux et entrant telle une tornade dans le bureau du directeur. Les professeurs comme les élèves se précipitent alors dans la cour pour voir par la fenêtre du bureau maîtresse Mimi découvrir la pièce sans personne dedans, avoir l’air déboussolée, chercher partout le mari infortuné, pour finalement le trouver caché sous son bureau, comme un élève obèse, et le tirer par les oreilles et se mettre à frapper sa bouille ronde pendant qu’il bafouille, tout rouge, quelque chose d’inaudible.
Commenter  J’apprécie          10
La littérature est trop souvent une éclipse de la pensée et du corps de celui qui écrit.
Comme je n’ai pas écrit (j’ai tenu des carnets, c’est vrai, durant toutes ces années, mais qui s’intéresse au journal d’un anonyme ?), je vois très bien, aujourd’hui, à la fois mon corps et mon esprit. Ils ne sont ni beaux ni dignes d’un quelconque intérêt public. Mais ils sont dignes de mon propre intérêt. Je les examine chaque jour et ils me semblent aussi fragiles que les germes translucides, dépourvus de chlorophylle, des pommes de terre oubliées dans l’ombre. Justement parce qu’ils n’ont pas été retournés sur toutes les faces dans vingt livres de fiction, de poèmes ou de romans, justement parce qu’ils n’ont pas été déformés par la calligraphie. J’ai commencé à écrire dans ce cahier (dont je n’ai pas soufflé mot jusqu’à présent) et dans des circonstances particulières exactement le genre de livre que personne n’écrirait.
Commenter  J’apprécie          10
car le malheur de n’être pas devenu écrivain m’a éclairé, paradoxalement, et j’espère que cela n’est pas une illusion de plus, sur le vrai sens de ma vie. Je n’ai pas écrit de fiction, mais cela a libéré ma véritable vocation : chercher dans la réalité, dans la réalité de la lucidité, du rêve, du souvenir, de l’hallucination et dans toute autre réalité. Bien qu’elle soit source de peur et d’horreur, ma quête me satisfait pleinement, comme les arts méprisés et non homologués du dressage de puces ou de la prestidigitation.
Commenter  J’apprécie          10
La Chute n’était pas un poème, c’était LE poème. C’était « ce seul objet dont le néant s’honore ». C’était le produit de dix années passées à lire de la littérature. Pendant dix ans, j’avais oublié de respirer, de tousser, d’éternuer, d’éjaculer, de voir, d’entendre, de respirer, d’aimer, de rire, de produire des globules blancs, de me protéger avec des anticorps, j’avais oublié que mes cheveux devaient pousser et que ma langue, avec ses papilles, devait goûter de la nourriture. J’avais oublié de penser à mon destin sur la Terre et de me chercher une femme. Jeté sur mon lit comme une statue étrusque sur son sarcophage, j’avais lu à en jaunir les draps de transpiration, à m’en rendre presque aveugle et quasi schizophrène. Il n’y avait plus de place dans ma tête pour les ciels bleus reflétés dans les flaques, au printemps, ni pour la mélancolie délicate des flocons de neige qui s’accrochent aux motifs en crépi d’un coin de mur. Quand j’ouvrais la bouche, je parlais à coups de citations de mes auteurs préférés. Quand je relevais les yeux, je voyais clairement, dans le crépuscule café roux de ma chambre, les murs tatoués de lettres : c’étaient des poèmes, au plafond, sur le miroir, sur les feuilles des pâles géraniums qui végétaient dans des jardinières. J’avais des rimes sur les doigts et dans le creux de la paume, des poèmes tracés à l’encre sur mon pyjama et sur les draps.
Commenter  J’apprécie          10
Mon cahier d’appel sous le bras, je descends vers la salle des profs et, cette fois-ci, le chemin paraît court, on ne peut plus simple, comme si la salle se trouvait juste au coin. Mais ça me prend autant de temps pour y arriver parce que ça grouille d’enfants comme de guêpes au cœur d’un nid, sans répit, des enfants qui crient à t’en percer les tympans. Tu ne peux pas passer, car ils sont collés les uns aux autres comme des siamois, mais tu peux t’élever au-dessus d’eux en un saut habile, que tous les professeurs connaissent et pratiquent – les autres n’ont pas survécu – et alors ils te portent de bras en bras au-dessus de leurs têtes pleines de lentes, en te pelotant sous ta jupe si tu es une femme et en te faisant les poches si tu es un homme, mais finissant par te déposer en sécurité devant la salle des professeurs. Tu lisses tes vêtements, tu effaces ton désespoir de ton visage et tu entres d’un air affable, disposé aux plaisanteries et aux bavardages, comme si rien ne s’était passé.
Commenter  J’apprécie          10
C’était une école petite, un hybride en forme de L, avec un corps de bâtiment ancien, fissuré, aux carreaux cassés, et, au fond de la cour, un bâtiment récent encore plus désolant. Dans la cour, un panneau de basket descellé dont l’anneau était dépourvu de filet. J’ai ouvert le portail et suis entré. J’ai fait quelques pas sur l’asphalte de la cour de récréation. Le soleil avait justement commencé à descendre, si bien qu’un nimbe de rayons s’était déposé sur le toit du bâtiment ancien. Ils en jaillissaient, tristes, noirs en quelque sorte, car ils n’éclairaient rien et ne faisaient qu’augmenter la solitude inhumaine de ces lieux. J’avais le cœur serré : j’irais dans cette école pétrifiée comme une morgue, j’avancerais, avec le cahier d’appel sous le bras, dans ses couloirs peints en vert foncé, je monterais à l’étage et j’entrerais dans une classe inconnue où trente enfants étrangers, plus étrangers que s’ils étaient d’une autre espèce, m’attendraient. Peut-être même m’attendaient-ils déjà, silencieux sur leurs bancs, avec leurs plumiers en bois, leurs cahiers recouverts de papier bleu. Cette pensée m’a donné la chair de poule et j’ai regagné la rue presque en courant. « De toute façon je ne resterai pas enseignant toute ma vie », me suis-je dit alors que le tramway me ramenait dans le monde blanc, que les arrêts défilaient derrière moi, que les maisons se rapprochaient les unes des autres et que des gens peuplaient de nouveau la Terre. « Tout au plus une année, jusqu’à ce que je sois pris dans une rédaction, dans une revue littéraire. » Et durant mes trois premières années d’enseignement à l’école 86, je n’ai fait que nourrir cette illusion, c’est vrai, tout comme les mères continuent à nourrir leur enfant au lieu de les sevrer. Mon illusion avait grandi avec moi et je ne pouvais m’empêcher – d’une certaine manière, c’est encore le cas – d’ouvrir ma chemise, au moins de temps en temps, pour la laisser me cannibaliser avec volupté. Les années de stage ont passé. Une quarantaine d’années passeront encore et quand je partirai à la retraite, ce sera d’ici. Finalement, ça n’a pas été si dur que ça, jusqu’à présent. J’ai vécu de longues périodes sans poux. Oui, si j’y pense bien, ça n’a pas été si mal dans cette école, et ce qui a été a peut-être été pour le mieux.
Commenter  J’apprécie          10






    Lecteurs (331) Voir plus




    {* *}