Quel mot valait Laura ? Combien de milliards et de milliards de phrases fallait-il entasser pour qu'elles finissent, au terme d'une obscure alchimie, par former cette femme présente, là, entre ses bras, cet équilibre parfait d'âme et de chair, riche de tant de rires, de tendresse, de vie... Peut-être était-ce vrai après tout que l'écriture était proche de la mort... Les paragraphes s'entassaient là-haut, chez lui, sur les feuilles blanches, il changeait la cartouche de son stylo et il ne rendait pas compte qu'il tenait entre ses doigts une arme mortelle, chargée, dont il était la lente victime, combien d'années passées sans Laura ? Combien de nuits semblables auraient-elles pu avoir lieu ? Tant d'années à écrire pour venir à cet instant aveuglant où il savait que rien de compterait jamais davantage que de tenir cette femme entre ses bras, que rien n'avait été et ne serait plus important.
- Il n'y a pas à tergiverser, dit Laura, c'est demain mon anniversaire et j'ai prévu depuis toujours que ça m'arriverait la veille.
- Tu n'as pas l'air de te soucier du fait que si ça t'arrive, ça m'arrive aussi.
Laura s'assit sur le lit et regarda son boy-friend abasourdie. C'était la meilleure ! Weissler, le plus grand espoir national du décathlon, 1 mètre 95, 94 kilos, diz-neuf ans et demi, puceau comme un nourrisson !
- Mais enfin, s'exclama-t-elle, c'est tout de même moins pénible que de lancer le marteau !
Karl réfléchit une demi-seconde et lança le résultat de ses cogitations.
- C'est différent, dit-il.
Elle l'aima pour cette réponse.
- Ecoute, tu n'as pas à te tracasser : on ferme tout, on fait le noir, tu rentres le premier dans la chambre, tu te couches, j'arrive après et ça se passe sous les couvertures, tu ne vas pas m'en faire une névrose !
Elle le regarda : un bloc de muscles empêtrés. Eviter les sportifs, c'était une chose à savoir plus tard.
Il avait l'air tellement lamentable que l'envie l'effleura de tout laisser tomber. Elle soufflerait ses diz-huit bougies d'une haleine toujours aussi virginale et voilà tout. Quelque chose en elle se révolta.
- C'est incroyable, on dit toujours que les types ne pensent qu'à ça, qu'ils cherchent toute leur vie à faire l'amour, qu'ils le font à n'importe qui, n'importe où, n'importe quand et souvent n'importe comment, et moi je me ramène sans problème chez toi et tu fais le dégoûté.