Les Doigts coupés

La mort de Wilma marquerait un avant et un après, recouvrant sa vie d'une couche de suie comme après un feu de tourbe dévastateur. Elle se lança ensuite dans le décompte de tous les moments plaisants que sa sœur ne vivrait plus et ne trouva rien à mettre dedans à part une suite de cercles ; en tout cas rien qui fût digne de sa personnalité exceptionnelle... "Si je devais évaluer son âge au temps où elle a vraiment pris du plaisir, quel âge aurait-elle aujourd'hui ? Et moi, si on se mettait à compter comme ça, quel âge j'aurais...?" 

Son fils qui allait bientôt rejoindre le groupe des chasseurs qui feraient tout pour lui faire oublier qu’il avait eu une mère remarquable… Et cette gosse, qui à peine née, n’en avait déjà plus et qui gueulait parce qu’elle avait faim et que personne n’était en mesure de l’allaiter.
Oli se recroquevilla sur elle-même, ferma ses yeux et s’endormit, mais le monde sans Wilma ne cessa pas pour autant d’exister puisque les cris de son nouveau-né qu’on avait entreposé dans la hutte en attendant qu’il veuille bien mourir s’insinuaient dans son sommeil.

… Des femmes qui chassent… Elle avait vu des femmes qui chassent !
Certes très différentes d’elle, mais c’était incontestablement des femmes qui ne se contentaient pas du rôle de glaneuse ou de rabatteuse et qui portaient les mêmes armes que les hommes pendant que d’autres avaient fait le choix de rester au campement pour garder les enfants… Et pourtant le monde n’était pas pour autant entraîné dans le chaos tel qu’on le lui avait toujours prédit. La nuit qui occupe le jour. Le ciel duquel il pleut des pierres. Les aurochs qui mangent des lions. La rivière qui se met à couler vers l’amont. Et l’apothéose du genre : le monde qui se retourne comme une moufle en peau. “Tu as envie que ça arrive ? Non ?! Alors reste à ta place.”
Mais rien de tout cela n’était advenu alors que ces femmes chassaient : on lui avait menti et on l’avait punie sans fondement !
Sur le chemin du retour, la colère l’envahit jusqu’à la congestion.

Quand l’affaire s’était tassée et ses moignons, cicatrisés, sa mère les avait conduites, elle et Wilma, à la grotte des femmes-ancêtres.
À l’entrée, elle avait brûlé de la bouse de renne pour faire de la fumée afin de marquer la solennité de leur voyage dans le temps. Le passage entre le présent de la vie du dehors et l’histoire des femmes du clan à l’intérieur. Puis elle y avait pénétré en éclairant les parois avec la flamme de sa lampe à graisse, révélant à ses filles les centaines de mains mutilées détourées avec de l’ocre.

Non, Oli ne comprenait pas cette humilité forcée, car en face du mot cercle elle mettait les qualificatifs de routinier, étroit, abrutissant, morose, débile. La ligne, quant à elle, lui paraissait héroïque, prestigieuse, excitante, variée, en perpétuelle progression. Elle trouvait ça d’autant plus injuste et illogique qu’on la tienne écartée des parties de chasse qu’elle était rapide et adroite et pouvait donc être beaucoup plus utile à son clan qu’en glanant du ravitaillement, le nez au sol. Elle ne voyait surtout aucune différence entre elle et son jumeau Daïno qui aurait pu justifier une telle mise à l’écart… À part bien sûr un sexe en forme de trou duquel on ne voulait pas qu’elle sorte ; par principe.

La dernière fois que les siens étaient tombés sur d’autres gens, elle était encore toute jeune, mais elle s’en souvenait comme d’un bouleversement de leur vie à tous. Comme si le fait, pour les membres de sa famille, d’être sortis pendant un temps de l’étroitesse de la hutte avait suffi à changer en profondeur le caractère de chacun et les relations qu’ils avaient entre eux.

De quand date son occupation ?
L’un des pochoirs, effectué sur une paroi avec du charbon de bois, ainsi que plusieurs points de mouchage de torche à l’entrée, nous auront permis de dater par radiocarbone son occupation comme remontant à 35 000 ans avant notre ère, soit à l’aurignacien. Cette période a été le théâtre d’un bouleversement anthropologique sans précédent, marqué par la confrontation d’une race humaine à une autre : nos ancêtres les homo sapiens récemment remontés d’Afrique remplaçant sur leur territoire les homo neandertalensis présents en Europe depuis 300 000 ans.

Tous ces gens étaient suffisamment soudés par leurs rites ou leurs croyances étranges pour être d’une dangerosité remarquable.

Sans ce sous-équipement et cette possibilité d’exercer violence et mutilation, les hommes n’auraient jamais pu atteindre une appropriation aussi totale des femmes, une telle utilisation de leur travail et de leur corps.

Oncle-aîné avait quelque chose de spécial parce que, quoi qu’il dise, il finissait toujours à un moment par parler de la mort. Il déclarait des choses comme « vieillir, c’est tomber de très haut d’une falaise et voir le sol se rapprocher : on sait qu’on va s’écraser par terre, mais on ne peut rien faire pour que ça n’arrive pas ». Je crois qu’il en avait très peur.