Dans la préface à
Hadji Tudose de
Barbu Delavrancea,
Gabrielle Danoux rêve d'une relation privilégiée entre les médecins et les libraires. Hélas, force est de constater, que malgré la grande richesse des rayonnages de la littérature pour enfants et jeunesse, à part peut-être un
Petre Ispirescu, rien qui soit traduit du roumain. Malheureusement même pas un petit
Mariana Cojan-Negulesco qu'on ne semble même pas pouvoir trouver dans la librairie de son éditeur et qui adapte plus qu'elle ne traduit. Je vais donc, pour ma part, m'efforcer de vous donner envie avec ce cinq étoiles, malgré d'excusables coquilles telle l'absence de plusieurs lettrines entre les pages 66 à 71.
La couverture rend bien toute cette chaleur moldave au parfum d'antan et le graphisme très à mon goût, loin d'être désuet, a attiré l'attention de mes assistantes-cobayes. le thème principal, mais pas exclusif, est un sujet grave pour les enfants : la mort. Qu'il s'agisse de la fin de vie de personnes chères, la grand-mère (dans "Cu limbă de moarte"), Moș Gheorghe Zamfirescu, ou de la disparition par l'éloignement (du fait de la discrimination sociale d'ailleurs) comme celle de la fantasque Tana, page 34 ("De dincolo de negură”), ou la perte d'un chien qui reviendra sans doute après avoir erré dans le voisinage, quand ce n'est pas la poupée de porcelaine, tendre surprise et confidente envoyée par grand-mère qui se casse ou tout simplement de la mort métaphorique que constitue le passage de l'enfance à l'âge adulte, la mort ici est surtout synonyme de sérénité, d'accomplissement. À l'image peut-être du soleil de cette couverture qui allie admirablement la chaleur à un bleu plutôt glacial. Je voudrais aussitôt rassurer
Gabrielle Danoux à qui je souhaite d'être encore en activité en 2038, année de grâce où
Otilia Cazimir tombera dans le domaine public et où le râteau que la traductrice s'est pris auprès de l'éditeur roumain ne sera même plus un lointain souvenir.
Mais d'ici là, laissez-moi vous conter un peu.
Luchi, la narratrice, est celle qui deviendra, conformément à son état civil, Alexandra Casian, et qui fera, tout à la fin, sa première rentrée scolaire. Moment tragique s'il en est, mais qui heureusement est précédé de ce paradis d'une enfance partagée entre plusieurs maisons : celle "près du portillon", annexe donnée en location, est habitée par un étonnant compagnon, celle "de la campagne", et enfin la maison "avec véranda" où règne en bon père de famille le professeur des écoles Gheorghe Casian. Il y a bien sûr l'image adorable de la mère protectrice et tolérante, Catia, mais surtout les frères et soeurs : Nuța, la "bursăriță" (boursière), Margareta et Icuță. Ne manquent pas le chat, Moti, la poupée en porcelaine, Moaca et le fidèle chien, Cotarla alias Haimana. Les régionalismes moldaves qui côtoient des néologismes et des jurons simplement évoqués avec pudeur ainsi que l'imaginaire salutaire de l'enfant narratrice crééent une ambiance féerique parsemée de lucide réalité.
Luchi joue avec la forêt qu'elle apprivoise à sa manière et qui lui rend bien ses efforts, prend des cafés imaginaires avec son voisin et mentor, explore avec curiosité les affaires de ses soeurs, ou alors s'en va à la pêche aux grenouilles avec Badană l'émouvante fripouille. L'humour est omniprésent et Luchi, consciente de sa condition de fille, ne rêve même pas de prince charmant. L'histoire de la page 15–16, l'une des plus courtes, est à la fois un éloge de la beauté intérieure associée ici à la maturité de son vieil ami et une dénonciation du merveilleux auquel les adultes souhaitent rallier les enfants. Luchi relève avec pertinence que les princes charmants des contes ne sont rien sans leurs adjuvants, au point qu'elle préférerait épouser le méchant ! Les enfants d'aujourd'hui me répondraient que Steven Seagal est beau et qu'il n'a besoin de personne pour liquider la mafia à lui seul : ses films sont à la fois des tragédies grecques et des contes de fées.
Vivement qu'on soit en 2038, mais d'ici là, il reste tant à faire !