Il n’y aura pas d’esprit bien placé qui ne s’apitoie à l’idée que l’auteur auquel nous devons ce trésor le composa dans une prison où l’avait jeté la misère à l’âge pénible de quatre-vingts ans. Les prisons delle Stinche, à Florence, étaient destinées à enfermer les prisonniers pour dettes civiles, comme le remarque Bottari, loc. cit. Je ne puis pardonner à Baldinucci la froide indifférence avec laquelle il dit dans la vie de Cennino : « Nous pouvons dire que Cennino fit cet ouvrage sans autre trouble ou occupation d’esprit ou de personne, telle qu’en peut occasionner la pauvreté, puisqu’il se trouve daté delle Stinche, prison de Florence ainsi nommée des premiers prisonniers qui y furent envoyés du château delle Stinche en Valdigreve. » Ce n’est donc pas assez que la misère prive de sa liberté un homme vénérable par ses cheveux blancs, un artiste qui, au dire de Vasari, avait fait à Florence « plusieurs ouvrages avec son maître et une Vierge toute de sa main sous la loge de l’hôpital Bonifazio Lapi, si bien colorée, ajoute Vasari, que jusqu’aujourd’hui elle s’est parfaitement conservée ! » Pendant que son maître laissait à ses fils d’immenses richesses à sa mort, le malheureux élève restait au déclin de la vie à l’état de mendicité, peut-être allant mourir dans une prison ou un hôpital.
Cennino, au premier chapitre de son livre, commence par ces paroles : Cennino di Drea Cennini. Suit ce que le manuscrit contient jusqu’au mot nessuno. Puis Vasari ajoute : Telles sont les propres paroles de Cennino, qui pensa que de même que ceux qui traduisent du grec en latin rendent un immense service à ceux qui ne comprennent pas le grec, ainsi fit Giotto, qui, trouvant l’art de la peinture rendu d’une manière mystérieuse, inintelligible (peut-être même ridicule), y substitua une manière belle, facile, agréable, comprise et connue pour bonne par qui a sens et jugement. »
Voilà tout ce qui nous reste de ce peintre écrivain. On désespère ensuite de trouver d’autres traces de sa vie et de ses ouvrages, puisque tous ceux qui voulurent écrire sur lui recopièrent Vasari. Baldinucci le confesse dans cette note si courte qu’il a intitulée Vie de Cennino.
Pour moi j’ai la ferme opinion, et je le prouverai plus tard, que Vasari n’a jamais lu l’ouvrage de cet artiste. Et bien qu’il ait transcrit quelques lignes du premier chapitre, ou il s’occupa peu du reste, ou il le parcourut si rapidement qu’il ne le comprit pas.
Sache que voici le compte du temps qu’il te faut pour apprendre. D’abord il te faut un an pour étudier le dessin élémentaire que tu exécutes sur tablettes. Pour rester avec le maître dans sa boutique, te mettre au courant de toutes les branches qui appartiennent à notre art, en commençant par broyer les couleurs, cuire les colles, pétrir les plâtres, te rendre pratique dans la préparation des panneaux, les rehausser, les polir, mettre l’or et bien faire le grené, il te faut six ans. Ensuite, pour étudier la couleur, orner de mordants, faire des draperies d’or et te rompre au travail sur mur, il te faut encore six ans, dessinant toujours, n’abandonnant ton dessin ni jour de fête ni jour de travail. Ainsi la nature, par la grande habitude, se convertit en bonne pratique. Autrement, quelque chemin que tu prennes, n’espère pas arriver à la perfection. Il y en a beaucoup qui disent que sans avoir été avec les maîtres ils ont appris l’art. Ne le crois pas. Je te donnerai pour exemple ce livre : si tu l’étudiais jour et nuit sans aller pratiquer chez quelque maître, tu n’arriverais jamais à rien, rien qui puisse faire bon visage placé près des grands peintres.
Il y a un autre mordant qui se fait ainsi. Prends des gousses d’ail épeluchées de la quantité de deux, trois ou une écuelle ; écrase-les en pâte dans un mortier, tamise-les à travers un linge deux ou trois fois ; prends ce jus et broie-le avec un peu de blanc et de bol, léger autant que faire se peut. Mêle bien, mets-le dans un vase couvert et conserve-le. Plus il est vieux et ancien, meilleur il est. Ne prends pas de gousses d’ail petites ou jeunes, prends-les dans leur maturité. Quand tu veux te servir de ce mordant, mets-en peu dans un vase de verre avec un peu d’urine, remue avec un petit fétu doucement et tant selon toi qu’il soit courant au pinceau et qu’il puisse être travaillé délicatement. Quand il est employé comme je t’ai indiqué, tu peux appliquer l’or comme dessus au bout d’une demi-heure. Ce mordant a cette particularité qu’il est bon pour mettre l’or au bout d’une demi-heure, d’une heure, d’un jour, d’une semaine, d’un mois, d’un an et quand on veut.
En lisant le livre de Cennino, on voit que Vasari a raison de dire que ce qu’il renferme était tenu dans ces temps antiques pour de très-rares secrets. À chaque pas l’on a les preuves de la jalousie avec laquelle les maîtres préservaient leur science. Ils ne la communiquaient à leurs élèves que peu à peu et par degrés. Dans cet enseignement, il fallait que les jeunes gens qui voulaient apprendre se missent d’abord en servitude, comme on le voit dans le chap. II : « Et ainsi ils se préparent avec amour et obéissance, se soumettant à la servitude pour arriver à la perfection. » Là est l’origine du mot créature (creato), que Vasari et d’autres écrivains donnent aux élèves des vieux maîtres, qui de l’espagnol passa dans la langue italienne comme synonyme de serviteur.