Dans un contexte de guerre, chacun est sommé de choisir son camp, de se positionner d'un côté ou d'un autre, il suffit de faire le bon choix et d'être courageux. C'est ainsi que nous avons tendance à voir les choses après 77 ans de paix en Europe. L'enquête familiale et introspective qui constitue la trame du livre de
Sorj Chalandon ressort de cette méprise.
Deux camps, le bon et le mauvais, le vainqueur et le vaincu. Ce récit là, il faut le faire, redire les crimes commis, se remémorer les horreurs accomplies et la volonté déployée pour ce faire. Mais la plupart des Européens ne prirent pas position, les armes à la main, ou ne se distinguèrent pas, au creux d'une situation appelant une empathie ordinaire ou un héroïsme impromptu. Selon leur place dans la société, les circonstances, les rencontres, le dénuement, les contemporains qui ne furent pas broyés par le nazisme ou par la violence de guerre se retrouvèrent dans l'un ou l'autre camp, dans l'un puis dans l'autre parfois, ou dans aucun camp, seulement dans le retrait anxieux , l'effroi, la brume intérieure.
Le livre déroule les rancunes d'un fils auquel son père aurait obstinément caché son histoire et la vérité de ses engagements. Pour un nazi célèbre, il y a un verdict, une juste sentence. Pour un père hâbleur , subalterne, inqualifiable, l'investigateur justicier doit-il instruire un dossier à charge en empruntant maladroitement une voie romanesque semée d'embûches sur laquelle il piétine et tourne en rond, sans rien apporter au lecteur?
De ce père qui est assigné à être le reflet grossier et mythomane de Klaus Barbie, lors du procès de 1987 suivi par le romancier-journaliste, il s'agit pour l'auteur de dire en quoi il est le salaud de son rejeton. Pas de faire vivre son histoire particulière, alors même que les éléments d'un récit débridé comme la vie sont disponibles. le lecteur a donc sous les yeux un réquisitoire auto-contemplatif très répétitif et sans densité émotionnelle. Néanmoins, le père s'en sort très bien, si l'on se souvient de récits familiaux d'aventures incroyables comme il s'en est passé durant la Guerre. J'en ai entendu de nombreux dans le Nord, pays frontière, de siècle en siècle traversé par les armées, avec des hommes et des femmes ballottés par les circonstances, tentés par l'exil et le combat, dévoués à la Résistance, ou bien à l'Occupant…ou tout simplement épris d'un occupant…, Prisonniers bien ou mal tombés, vrais saboteurs ou planqués dans une ferme d'où le retour fut parfois difficile. Quand règnent les massacres et les tortures, l'arbitraire, la déportation, et l'extermination, on peut comprendre chez un jeune homme de 22 ans les errances et l'esbroufe, mais aussi la tentation à façonner des souvenirs peu glorieux pour construire un personnage neuf, auréolé de hauts faits, mais ressassant comme un leitmotiv la traversée d'un lac aux eaux noires sous les balles des poursuivants. A quoi bon être obstinément le poursuivant de son père, en quête d'une transparence imposée, d'une histoire cadrée, d'un destin simplifié ?On ressort avec l'image d'un fils qui rêvait son père en héros de la Légion Charlemagne et ne se résigne pas à descendre d'un personnage secondaire au passé confus, peut-être juste soucieux, que sa vie « ait de la gueule ».