Lorsque j'ai eu la chance de longuement discuter avec
Sorj Chalandon, lors d'un salon littéraire de l'automne, j'ai rencontré un homme charmant et attentif. Malgré tout le bien que je pense de lui, j'ai toujours eu du mal avec son écriture. Pourtant, le style est fin, le vocabulaire choisi et le sujet souvent passionnant. Je ne me suis jamais expliqué pourquoi, après chaque lecture, il me reste un goût amer de manque et de douleur. Je crois avoir enfin compris la raison de ce sentiment, à la lueur de ce qu'il m'a dit lors de notre échange : « Dans la vie, je porte un sac rempli de pierres sur mon dos. Chaque livre écrit est l'un de ces cailloux que je laisse au bord de mon chemin. le poids de mon sac ne s'allège pas pour autant, mais si mes
histoires peuvent aider certains de mes lecteurs, j'en suis heureux. » Cet écorché vif s'applique à cacher ses blessures dans chacun de ses livres, sauf quand il prend la liberté de les dévoiler au grand public, comme dans "
Profession du père" ou "
Enfant de salaud". Pour des raisons personnelles, je pense ressentir un fragment de sa douleur à travers ses mots. Je suis maintenant convaincue que cette sensibilité exacerbée m'entrave lors de ses écrits débordants de justesse et d'humanité. "l'enragé" a confirmé ce phénomène inconfortable, entériné par la dédicace émouvante et éloquente, dont je garderai le secret.
J'ai beaucoup lu et me suis souvent documentée sur les "bagnes" pour enfants, les orphelinats de l'horreur où la mort planait sur le destin de tous ces gosses ayant eu la malchance de se retrouver seuls, usant de rapines pour survivre dans la rue. L'auteur est habile à propulser le lecteur à l'intérieur d'une de ces institutions du malheur, celle de Belle-Île-en-Mer. Se basant sur une histoire vraie,
Sorj Chalandon raconte la violence des sévices, les tortionnaires sadiques et appliqués à voler l'enfance de leurs pensionnaires, continuellement réduits à l'esclavage, même entre eux, par l'antique loi du plus fort.
Malgré tous mes efforts, j'ai eu du mal à m'attacher au destin de Jules Bonneau dit La Teigne. le manichéisme trop présent en est certainement la cause. La plume de l'écrivain m'a donné l'impression d'avoir perdu toutes les nuances qui la caractérisent pour se plonger dans un encrier uniquement bicolore teinté de mal et de bien. Ce manque de fluidité a réduit ma façon d'interpréter la lecture. Où étaient donc passées la dimension humanitaire de "
Le quatrième mur", la finesse de "
Mon traître" ou la subtilité de "
Enfant de salaud" ? de plus, l'apparition de
Jacques Prévert m'a paru si surréaliste que je me suis sentie totalement laissée à côté du chemin dessiné pour le jeune Jules.
Je suis consciente de faire partie d'une minorité de lecteurs qui n'ont pas été embarqués par la courte vie de la teigne, mais qu'importe, je continuerai à lire
Sorj Chalandon, malgré le malaise que je ressens à chaque fois, pour l'admiration que je porte à l'homme et pour le plaisir inégalé de lire une belle écriture !