Elle ne dit rien, mais ce n'est pas pour ça qu'elle ne ressent rien. Beaucoup sont comme elle, à se nourrir de petits événements que tu ne remarques même pas. Les jeunes dévorent tout, les vieux profitent de chaque miette. Je ne juge pas, j'étais comme ça, moi aussi.
- Je déteste quand ça crie à la maison.
- Moi aussi, dit-elle, mais un jour, on retrouvera de beaux silences.
Sa franchise me plaît. Il parle de lui, mais il a aussi une bonne oreille, ce n'est pas juste un bavard qui te raconte sa vie et attend que tu aies fini ta phrase pour lancer « C'est comme moi... ». Il est vraiment intéressé par les autres, ce qui n'est pas si courant, surtout à nos âges. (p.145)
Je ferme les yeux, toujours victime de cette magie absurde qui consiste à se persuader que si vous ne voyez pas les autres, ils ne vous voient pas non plus. Ça fonctionne avec les ogres et les monstres, pas avec les mères.
Il y a une jolie phrase d'un anthropologue qui a dit : "Je connais mon âge, mais je n'y crois pas."
Un jour, j'ai vu un film dans lequel l'écran d'une télé devenait une bouche qui avalait le spectateur. C'était mal fait, mais quelle excellente idée ! Si le décor lumineux-flashy de son émission idiote pouvait dévorer le Groc ! Si l'écran pouvait avoir des dents et lui sauter dessus, je me contenterais de reculer d'un pas pour ne pas salir mon pantalon. Ma mère viendrait, chercherait ce qui mange dans le salon.
- Où est Raymond ? dirait-elle.
- La télé l'a bouffé.
Elle hausserait les épaules et me répondrait, sans émotion :
- Enfin.
La plupart des personnes âgées se donnent vingt à trente ans de moins que leur âge. Au tien, c'est l'inverse, on voudrait vieillir plus vite.
p. 225
Le Groc n'a aucune chance, mais il hurle quand même alors que je descends en trombe, pour ne pas perdre la face, pour que tout l'immeuble l'entende. Ma mère a honte, mais elle se tait pour que les cris ne durent pas.
Lui n'a pas honte.
Le Groc n'a jamais honte.
- Et ça sent quoi dans les autres maisons de retraite ?
- Les produits nettoyants. L'ennui, surtout.
Elle se retient d'ajouter : "la mort."
Le visage de l'homme terrible me revient. J'aimerais être aussi impressionnant que lui, faire reculer Raymond d'un regard.
Pourquoi faut-il être dangereux pour faire peur aux salauds ?