PIERRE DE CRAON : C'est vous qui m'avez fait ce mal par votre beauté, car avant de vous voir j'étais pur et joyeux, le cœur à mon seul travail. (...) Voici que vous vous tournez vers moi avec ce sourire plein de poison !
VIOLAINE : Le poison n'était pas en moi, Pierre !
PIERRE DE CRAON : Je le hais, il était en moi, et il y est toujours.
Jadis passant dans la forêt de Fismes j'ai entendu deux beaux chênes qui parlaient entre eux, louant Dieu qui les avait faits inébranlables à la place où ils étaient nés. Maintenant, à la proue d'une drome, l'un fait la guerre aux Turcs sur la mer Océane, l'autre, coupé par mes soins, au travers de la Tour de Laon, soutient Jehanne la bonne cloche dont la voix s'entend à dix lieues.
Dieu est avare et ne permet qu'aucune créature soit allumée, sans qu'un peu d'impureté s'y consume, la sienne ou celle qui l'entoure.
JACQUES HURY : Violaine, je ne me suis pas trompé ? Quelle est cette fleur d'argent dont votre chair est blasonnée ? (...) La lèpre !
ANNE VERCORS : Nous sommes trop heureux. Et les autres pas assez.
LA MÈRE : Anne, ce n'est pas de notre faute.
ANNE VERCORS : Ce n'est pas de la leur non plus.
Essayant de détourner les eaux d'une source souterraine pour nos fondations, nous avons retrouvé son tombeau (...). Le frêle petit crâne était fracassé comme une noix, c'était une enfant de huit ans, et quelques dents de lait tiennent encore à la mâchoire. De quoi tout Rheims est dans l'admiration, et maints signes et miracles suivent le corps que nous avons placé en chapelle, attendant le terme de l’œuvre. Mais nous avons laissé les petites dents comme une semence sous le grand bloc de base.
VIOLAINE :
Pour moi, j'en ai fini.
Et alors, quand ce sera ton tour et que tu verras la grande porte craquer et remuer, c'est moi de l'autre côté qui suis après.
Jacques Hury :
Je ne vous crois pas.
Elle lui met la main un moment sur la tête ( 1 ).
Violaine :
Est-ce que vous me croyez, à présent ?
Il se cache le visage dans sa robe, et sanglote sourdement.
( 1 ) De la part de Violaine, c'est du magnétisme.
VIOLAINE : Pardonnez-moi parce que je suis trop heureuse ! parce que celui que j'aime m'aime, et je suis sûre de lui, et je sais qu'il m'aime, et tout est égal entre nous ! Et parce que Dieu m'a faite pour être heureuse et non point pour le mal et aucune peine.
PIERRE DE CRAON : Va au ciel d'un seul trait ! Quant à moi, pour monter un peu, il me faut tout l'ouvrage d'une cathédrale et ses profondes fondations.
VIOLAINE : Et dites-moi que vous pardonnez à Jacques parce qu'il va m'épouser.
PIERRE DE CRAON : Non, je ne lui pardonne pas.
VIOLAINE : La haine ne vous fait pas de bien, Pierre, et elle me fait du chagrin.
PIERRE DE CRAON : C'est vous qui me faites parler. Pourquoi me forcer à montrer l'affreuse plaie qu'on ne voit pas ? Laissez-moi partir et ne m'en demandez pas davantage. Nous ne nous reverrons plus. Tout de même j'emporte son anneau !
VIOLAINE : Laissez votre haine à la place et je vous la rendrai quand vous en aurez besoin.
PIERRE DE CRAON : Mais aussi, Violaine, je suis bien malheureux ! Il est dur d'être un lépreux et de porter avec soi la plaie infâme et de savoir que l'on ne guérira pas et que rien n'y fait, mais que chaque jour elle gagne et pénètre, et d'être seul et de supporter son propre poison, et de se sentir tout vivant corrompre !
PIERRE DE CRAON : Jeune fille, dans mon métier, on n'a pas les yeux dans sa poche. Je reconnais la bonne pierre sous les genévriers et le bon bois comme un maître pivert : tout de même les hommes et les femmes.
VIOLAINE : Mais pas les jeunes filles, maître Pierre ! Ça, c'est trop fin pour vous.