Citations sur Les Décharnés, tome 1 : Une lueur au crépuscule (28)
L’école était assiégée par un véritable cortège de grévistes. Une manifestation républicaine comme jamais vue. Une réunion de tous les partis politiques, de toutes les confessions, de toutes les tendances sexuelles, de toutes les couleurs de peau. Tous unis sous une seule bannière : Celle de la faim, l’envie de nous dévorer. Une vrai tolérance apocalyptique.
Il ne se passait pas un été sans qu’un quelconque malade ne vienne jouer l’apprenti sorcier dans les forêts du sud de la France, offrant aux médias l’un de leur marronniers préférés.
Si les poussées d’adrénaline qui m’avaient permis de tenir la veille ne faisaient plus effet depuis longtemps, la peur restait là. Une peur sale et poisseuse. Le genre d’effroi qui ne vous lâche plus et qui s’amuse, dès que vous fermez les yeux, à peindre sur vos paupières closes tous ces visages lugubres, ces dents acharnées, qui vous fixent quelques centimètres sous vos pieds.
Je pensais à ces idiots qui se tuaient sous prétexte d’avoir voulu gagner quelques misérables minutes chez eux en accélérant vainement. Ils n’avaient gagné qu’un aller simple pour le cimetière.
Combien de personnes mes récoltes avaient-elles permis de nourrir ? Combien avaient seulement essayé d'imaginer quel homme se cachait derrière ce qu'elles dévoraient ? Probablement aucune. J'étais le chose de ces gens, un père nourricier qu'ils auraient honte de voir, un être désavoué dont la vie n'avait aucun sens. J'aimais mon métier, mais je voyais enfin à quel point il m'avait aliéné. Maintenant que je me battais pour moi, chacun de mes faits et gestes prenait sens. Une seule chose m'importait : survivre. Qu'importe ce qu'il me faudrait faire. Je survivrai.
L’appel de la faim était le plus fort et la meute, unie par cet appétit insatiable, y répondait à l’unisson.
Voir ces pauvres gens, privés de ce qui faisait d’eux des hommes, s’écorcher ainsi sur les murs de ma propre maison, aurait dû m’horrifier mais, au fond, cela m’amusait. Regarder ces saloperies qui, après tout, ne souhaitaient que se repaître de mon corps, s’abîmer de la sorte me convenait parfaitement.
Il ne tarda pas à lui mordre le visage en l’immobilisant de tout son poids. Elle ne se laissait pas faire et tentait de le repousser, en vain. Monsieur Tomate mâchonnait déjà un morceau de joue. Elle enfonça l’un de ses doigts dans l’œil de son agresseur qui, dans l’indifférence la plus totale, resserrait toujours plus son étreinte. La jeune femme cessa bien vite de se battre lorsque le monstre, abandonnant la douceur des joues de sa proie, lui dévora le cou.
Je consacrai ainsi toute la fin de journée à surveiller ce qui se passait à l'extérieur en changeant régulièrement de poste d'obser-vation : partout où mon regard se posait, ils étaient là. C'était la première fois que je prenais le temps de les observer tranquillement. Quelle que soit la fenêtre d'où je les épiais, les fous erraient à l'extérieur ne tardaient pas à me repérer et venaient se placer juste en contrebas, leurs bras lamentablement tendus vers moi et leurs dents claquaient dans le vide.
Et, si j'étais un bien mauvais psychologue, j'étais un homme qui assumait ses responsabilités. Je parviens alors à chuchoter quelques mots :
- Écoute je sais bien que c'est très dur pour toi mais...
Mes mots semblaient sortir de mes lèvres et se dissiper dans l'air tant ils n'avaient aucune consistance. Je récitais le même blabla habituel, sauf qu'aujourd'hui j'y croyais encore moins que d'habitude. Mes paroles étaient v ides de sens. Pourtant, je continuai :
- Ça va aller, ne t'inquiète pas.
Je me sentais stupide de lui réciter de telles conneries sachant que plus de cinquante forcenés tenaient d'atteindre le niveau supérieur de la maison pour nous dévorer vivants et qu'ils y parviendraient certainement.