Le patronage du pusillanime, voluptueux et prodigue Louis répondit à tout ce que Léonard en avait attendu, et les seize ou dix-huit années de son séjour à Milan furent les plus heureuses et les plus fécondes de sa vie. Le faste d’une cour brillante convenait à ses goûts de plaisir. Moins scrupuleux que ne l’eût été Michel-Ange en pareil cas, son pinceau se prêta plus d’une fois aux fantaisies licencieuses de son maître. Il ordonnait des fêtes dont il était lui-même l’ornement, et les mariages de Jean Galeas avec Isabelle de Naples, du duc lui-même avec Béatrice d’Este, lui fournirent l’occasion de déployer toutes les ressources de son inventif esprit. Ces distractions ne ralentissaient cependant ni ses études ni les travaux d’un autre ordre dont Louis l’avait chargé.
L'art a besoin d'indépendance et de désintéressement. La perfection de la forme est la condition de son existence. Il doit arriver à la beauté, comme la littérature à la perfection du langage. C'est cette manière forte, élevée, absolue, en quelque sorte surnaturelle d'exprimer les idées et les sentiments, qui constitue ce qu'on est convenu d'appeler le style.
Michel-Ange n'avait pour ainsi dire pas touché ses ciseaux depuis quinze ans. Il se remit aux tombeaux de Saint-Laurent avec une sorte de fureur, tellement qu'à la fin de 1531 les deux figures de femmes étaient achevées et les autres très-avancées.
C'est comme ingénieur, on se le rappelle, que Léonard s'était avant tout proposé à Louis le More; jusqu'au moment où il commença la Cène, ses travaux d'architecture, de sculpture, ainsi que l'organisation de l'Académie de Milan et son enseignement, l'absorbèrent presque tout entier. Les études préparatoires qu'il avait faites pour la Cane, les difficultés qu'il avait dû rencontrer dans l'exécution de ce grand ouvrage, en le rendant de plus en plus maître des moyens matériels de son art, complétèrent cette somme de connaissances, d'expérience que son esprit sagace et avide de perfection allait bientôt si admirablement mettre en oeuvre. C'est à partir de son second séjour à Florence, depuis l'année 1500 environ, que sa peinture, déjà si remarquable par un dessin précis et serré, par un relief vigoureux, prit cette largeur, cette finesse élégante et cette grâce, ce modelé souple, moelleux, inimitable, ce sfumato merveilleux qui fait dire à Vasari que « cette peinture fait le désespoir de tout peintre excellent.»
Giotto remplit l'Italie de ses ouvrages. Ses élèves répandirent sa doctrine dans l'Europe entière, et bien que les travaux qu'il fit à Milan, à Ferrare, à Ravenne, à Lucques, à Avignon, aient péri, les fresques dont il décora la voûte du tombeau de saint François d'Assise, celles du Campo Santo de Pise, la chapelle de l'Arena à Padoue, la voûte de Sainte-Claire de Naples, les admirables compositions récemment retrouvées du choeur de Santa Croce à Florence, les reliefs et les statues qui ornent la base du campanile de Santa Maria delFiore; ce campanile lui-même, chef-d'oeuvre inouï de force et de grâce, toutes ces oeuvres empreintes du génie nouveau, débarrassées des langes de la tradition, inspirées, vivantes, suffisent pour mettre Giotto au rang des plus grands artistes. Il eut la rare fortune de n'être pas dédaigné des plus célèbres de ses contemporains, qui comprirent l'importance de la révolution qu'il avait opérée.