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Critique de BillDOE


Autopsie de « l'énamoure ».
« Je ne suis pas un intellectuel ». C'est en ces termes qu'Albert Cohen se définit lors d'une des rares interviews qu'il a donné. Ses camarades de classe, à cause de l'accent qu'il avait, lui disait : « Jamais tu n'écriras comme nous. » Et ils avaient raison, il écrirait bien mieux.
Albert Cohen rédige le manuscrit de « Belle du Seigneur » de 1935 à 1938. Obligé de fuir en Angleterre, il range ses écrits dans le coffre du consulat de Suisse. Des années plus tard, en 1946, il les récupère et les corrige. Il présente son roman de 850 pages aux éditions Gallimard qui rechigne devant l'ampleur de l'ouvrage. Ce dernier finit par paraître en 1968. le succès est au rendez-vous et il reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie française.
Cette oeuvre majeure est conçue comme un vaudeville et aurait aussi bien pu prendre la forme d'une pièce de théâtre. On y retrouve le trio femme-mari-amant.
Ariane Deume, l'épouse adultère, d'une beauté confondante, elle est immature. Transparente au début du roman, elle occupe toute la place dès l'instant qu'elle cède aux avances de Solal, et se livre corps et âme à sa passion dévorante pour celui-ci. Elle est un Phénix. Elle se révèle dès qu'elle se libère des liens qui l'emprisonnent dans la cage dorée se son mariage. Albert Cohen la décrit comme une femme aux idées légères qui donne plus d'importance au superflu qu'à l'essentiel, mais la transcende lors de son emballement amoureux. Elle devient Bella Berkowich, sa dernière épouse, incarnation de toutes les femmes qu'il a « tellement » aimé.
Adrien Deume, le mari cocu, travaille à la Société Des Nations comme obscur gratte-papier de rang B. Archétype du fonctionnaire lambda, il n'a comme obsédante occupation que d'acquérir le matériel dernier cri de scribouillard, ainsi le taille crayon mécanique, l'agrafeuse quarante coup minute, ou de tenir la comptabilité précise de ses jours chômés. C'est un personnage obséquieux, maniaque, qui a le soucis du détail pour paraître sous un jour idéal à sa hiérarchie. Promu au rang A par son supérieur et admiré sous-secrétaire général, il projette d'organiser une réception où il invitera ce dernier qui n'est autre que Solal. Il est l'illustration de ces gens qui pensent maitriser leur univers par des civilités, des politesses, des attentions louables, une gentillesse naïve mais qui échouent, moqués, raillés, n'attirant qu'un mépris dégouté, une ignorance froide. Il échoue car son mariage l'a emmené au-delà de son seuil de compétence. le chapitre où il découvre la lettre de rupture est bouleversant (page 766).
Solal, l'amant juif, le Don Juan, il est Ahasvérus, l'éternel voyageur par qui le malheur arrive. Haut responsable de la société des nations, il a une suite au Ritz et mène grand train. Il est un séducteur et est prêt à tous les stratagèmes pour arriver à ses fins. le chapitre où il séduit Ariane et finit par la conquérir dévoile tout le talent du charmeur à hypnotiser sa proie et tout le talent de l'auteur à sortir des sentiers battus de l'art de la séduction… Déconcertant (page 385).
Solal est Albert Cohen et Albert Cohen est Solal. Les deux sont des grands et inconditionnels amoureux des femmes.
A la façon de James Joyce dans son « Ulysse », Albert Cohen alterne différents styles d'un chapitre à un autre. Il passe ainsi d'un romanesque suranné, à de longs soliloques à la ponctuation fantôme, à une prose où les « Ô » ponctuent de grandes envolées lyriques. Entre ces différents style, il s'en donne à coeur joie de sombrer dans une comédie burlesque au détriment de la crédibilité de ses personnages mais pour le bonheur hilare de ses lecteurs.
Il explore les territoires infinis de la bêtise humaine et en dresse avec précision une topographie détaillée.
« Belle du Seigneur » n'est pas un roman d'amour, il en est la caricature tragique. Les personnages d'Albert Cohen n'ont que l'amour égoïste d'eux même et l'art de le simuler afin de combler une vie routinière, d'épicer une existence fade.
Bien que « Belle du Seigneur » soit classé cinquième dans le top 10 de France Culture « des livres que vous n'avez jamais réussi à finir », Joseph Kessel avait raison de qualifier ce roman de chef d'oeuvre absolu.
Editions Gallimard, 1110 pages.
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