Citations sur Et toujours les forêts (246)
Il écouta le silence de la nuit. Le souvenir des hululements des chouettes, des rossignols, des grillons était trop ancré dans sa mémoire pour avoir déjà disparu, il croyait les entendre, il se laissait bercer.
Et puis il y avait la détresse.
Cet univers où ses enfants ne connaîtraient jamais le cri des chouettes, des rossignols et des grillons.
Ni la couleur des fleurs, ni la brûlure du soleil. Pas le reflet argenté des poissons dans la rivière, pas la légèreté des graminées en fin d’après-midi dans la lumière de l’été, quand le vent les ondule – pas le goût des framboises que l’on écrase dans la main, ni celui des mirabelles ou des reines-claudes disputées aux guêpes.
Lorsque trois quarts des espèces vivantes disparaissent, quelles qu’en soient les raisons – une météorite, des volcans déchaînés, un changement climatique, l’activité humaine. Même pas l’activité : la présence. Dès qu’il y avait eu des hommes, les vivants qui les entouraient avaient commencé à s’éteindre.
Dès la préhistoire.
Trop de chasse. Trop de sang.
Les hommes étaient intrinsèquement des meurtriers. Ils puaient la mort. Aussi stupides que les cellules cancéreuses détruisant les corps qui les abritent, jusqu’à claquer avec eux. Tuer et être tué.
Insensés.
Mais ça ne se voyait pas que la nature crevait, dans la ville. Ca ne faisait rien au macadam, aux réverbères. Ca ne changeait pas le chant des étudiants, ça ne changeait pas le bruit des klaxons. Ca n'atténuait pas les rires ni les cris, le grincement des portes qui s'ouvraient et celles qui se fermaient, pas le ronronnement du métro, pas les sonneries des portables.
Ca ne modifiait pas la couleur du ciel - parce que personne ne le regardait. Il y avait trop de lumière devant. Des lueurs artificielles.
Qu'on éteigne, suppliait parfois Corentin en silence.
Le monde comme une ampoule.
Le monde comme une fête, et il était bientôt minuit.
Car dorénavant, c'était sûr,il y avait un avenir. Et au fond, c'était peut-être cela, la pire des choses.
Il mit longtemps à admettre qu'elle l'aimait profondément. Personne ne l'avait jamais aimé, à commencer par Marie. Il s'y était fait. Cela venait de lui, se disait-il.
Mais elle, la vieille Augustine.
C'était tellement étrange. C'était dérangeant.
Oh, à sa façon. Sans câlins et sans baisers. Des petites attentions. Des petits temps ensemble, à lier les haricots ou à ranger le bois, lorsque les poules se sauvaient, lorsque les pommes étaient mûres, lorsqu'il fallut enterrer le vieux chat mort parce que les années avaient passé.
Une sorte de douceur âpre, de rugosité bienveillante.
Une silhouette qui faisait semblant de ranger une bêche ou un râteau lorsque le car le déposait en haut de la route, le soir après l'école. Qui comptait sans doute les cinq ou six minutes nécessaires pour qu'il descende le chemin, dix parfois, quand il s'arrêtait cueillir une marguerite ou une liane de chèvrefeuille pour la lui donner en arrivant.
Le pire, ce n'est pas les morts, c'est le reste. Et comme il ne reste rien, le reste c'est le vide, l'absence.
Il aurait accepté la fin du monde pour le reste de sa vie, tant qu'il y avait les enfants autour de lui, et l'épaule de Mathilde frôlant la sienne.
C'étaient des fous, disait Mathilde.
C'étaient des hommes, répondait-il.
C'étaient des égarés.
Il y en aurait d'autres.
Car dorénavant, c'était sûr, il y avait un avenir.
Et au fond, c'était peut-être cela, la pire des choses.
Ainsi vont les enfants : ils s'en vont.