Citations sur Musique nocturne (14)
Peu à peu, il s’était résigné à croire qu’il n’était pas destiné à partager sa vie avec une autre personne. Il était devenu une sorte d’objet figé, et ses livres reflétaient l’image qu’il se faisait de lui-même. Il n’était ni un grand amoureux ni un héros tragique. Il ressemblait plutôt à ces narrateurs de roman qui observent la vie des autres : des patères auxquelles l’écrivain suspend ses intrigues comme des manteaux, en attendant que les vrais acteurs du livre viennent les enfiler. Mais en lecteur passionné et vorace, M. Berger ne s’apercevait pas que la vie qu’il observait était la sienne.
Pouvoir se promener dans un endroit agréable et, quand le temps le permettait, s’asseoir près de la voie ferrée pour lire suffisaient à son bonheur. Il y avait un échalier dans la clôture près de la vieille gare et il aimait y grimper pour attendre le passage du dernier train en direction du sud. Il regardait filer en un éclair les hommes d’affaires en costume-cravate et éprouvait un élan de gratitude en songeant que sa vie professionnelle avait, par chance, atteint prématurément son terme.
L’essentiel de ses économies était consacré aux livres. M. Berger menait une existence guidée par l’imagination et nourrie par les histoires. Son appartement était garni d’étagères qui accueillaient tous les livres qu’il aimait, rangés sans ordre particulier. Oh, bien sûr, il les regroupait par auteurs, mais il ne s’embarrassait pas de classement alphabétique ou thématique. À tout moment, il savait où poser la main pour trouver le volume qu’il cherchait, et c’était bien suffisant.
Mais la lecture était une entreprise solitaire. On pouvait toujours la pratiquer dans la même pièce que l’autre, ou assis côte à côte dans le lit, le soir venu, mais cela impliquait une sorte d’accord tacite, une affinité d’esprit entre les deux membres du couple. Cela aurait été désastreux pour M. Berger de se retrouver coincé avec le genre de personne qui parcourt deux pages d’un roman puis, pour attirer l’attention, commence à fredonner, à tapoter des doigts, voire – Dieu l’en préserve ! – à triturer le bouton de fréquence de la radio. Sans prévenir, elle se mettrait ensuite à « faire des remarques » sur son texte, et c’en serait à jamais fini des lectures paisibles…
D’une certaine façon, les livres étaient aussi responsables de sa timidité fatale envers la fille de la comptabilité. Elle semblait peu portée sur la lecture. Il l’avait parfois vue avec une romance historique de Georgette Heyer ou un roman de gare, mais il avait le sentiment que c’était loin d’être une passion pour elle. Elle insistait souvent pour qu’il l’emmène au théâtre, au ballet ou dans les magasins, car elle avait envie qu’ils « fassent quelque chose ensemble ».
Les livres étaient sa vie. Depuis qu’enfant il avait constaté qu’il pouvait finir un roman tout seul sans avoir besoin que sa mère lui fasse la lecture, ils avaient occupé chaque instant de son temps libre.
Les derniers gestes de la femme avaient également reproduit à l’identique ceux de l’héroïne de Tolstoï : tête rentrée dans les épaules, bras tendus, comme si la mort à venir devait prendre la forme non pas d’une mécanique d’acier montée sur roues, mais d’une crucifixion.
Maintenant que les vapeurs de l’alcool s’étaient dissipées dans son cerveau – même si sa tête bourdonnait encore imperceptiblement –, il avait la certitude que le suicide de la jeune femme lui rappelait une scène de roman. Et pas seulement une scène : peut-être la scène de suicide ferroviaire la plus célèbre de toute la littérature.
Il se repassait en boucle la scène du suicide de la jeune femme. Même s’il n’avait ni vu ni entendu ce qui s’était passé au moment du choc, dans le silence de sa chambre il voyait et il entendait tout. En rentrant, il avait avalé un grand verre du brandy de feu sa mère pour se calmer, mais il n’était pas habitué à l’alcool et les effets n’avaient pas tardé à se faire sentir. Dans son lit, en proie au délire, il pensait tant à la mort de la femme qu’il commença à croire que ce n’était pas la première fois qu’il était témoin de cette scène. Un sentiment déroutant de déjà-vu le gagnait, et il était incapable de s’en défaire.
Se tromper n’était pas un crime ; faire perdre son temps à la police, si.