Embarquer avec le capitaine Marlow pour remonter le fleuve Congo à la recherche de l'énigmatique Kurtz, c'est prendre le risque de tutoyer la folie et d'être confronté aux ténèbres de l'âme humaine. Tout commence sur l'embouchure de la Tamise. Quatre amis y sont sur un bateau, admirant le soleil couchant puis s'asseyant pour profiter des dernières lueurs du jour. Une voix se fait entendre. C'est Charles Marlow qui débute un récit de sa
jeunesse lorsque, marin, il arpentait les mers et voulait explorer - à proprement parler - les mondes encore inconnus. Bientôt, Marlow n'est plus qu'une voix dans la nuit, une voix qui envoûte, comme celle de Kurtz dans les forêts d'Afrique.
Ce n'est pas tant la suite des événements qu'il convient ici de relater. D'ailleurs, ils sont peu nombreux. Au départ de la France, Marlow suit les côtes occidentales de l'Afrique que la puissance coloniale française bombarde aveuglément et inutilement, puis il s'enfonce enfin dans le continent africain. le temps de la réparation de son navire, Marlow entend parler de ce Kurtz, qui tient un comptoir commercial, loin à l'intérieur des terres. Chasseur d'ivoire, grand pourvoyeur de ce noble matériau, il est vu autant comme un génie que comme une menace par tous ceux qui vivent dans la colonie.
Après un voyage long et éprouvant, Marlow parvient au comptoir de Kurtz. Attaqué par une tribu qui refuse de laisser partir cet homme magnétique, Marlow entrevoit enfin les contours physiques de cette légende tropicale. Et, dans la forêt sombre, au plus près de cette humanité que le narrateur décrit comme primitive, la voix de Kurtz résonne comme celle de Marlow dans l'estuaire anglais.
Si
l'aventure de Marlow est inspirée en grande partie par le vécu propre de
Joseph Conrad, il serait abusif de relier intimement le narrateur et l'auteur. En effet,
l'aventure de Conrad en Afrique tourna court et c'est son imagination qui vient ici donner une grandeur littéraire aux errements de Marlow. Cette nouvelle ô combien féconde - ne serait-ce que par ce qu'elle inspira Francis Ford Coppola qui la transposa dans le contexte de la guerre du Vietnam - de Conrad frappe d'abord par le pouvoir qu'ont les mots : le pouvoir de construire un monde, d'imprégner les pages d'une ambiance aussi pesante que magnétique. On pense, en lisant cette longue nouvelle, à l'interminable descente fluviale de
Klaus Kinski dans Aguirre, la colère de Dieu. On pourrait ressentir physiquement le marasme de ce fleuve si puissant, l'atmosphère étouffante de la forêt tropicale, la menace pesante de ces yeux de la forêt qui vous scrutent, l'attirance irrémédiable pour cet homme, Kurtz, que tous décrivent comme un homme à part. Car le pouvoir des mots est double : non seulement ils servent à décrire un pays et la façon dont il agit sur les hommes, mais aussi à relater, à transmettre. L'attirance de Marlow pour Kurtz vient des descriptions qu'on lui en a faites ; et son ultime colère, son ultime pitié vient de ce qu'en dit de lui sa Promise, veuve éternelle que le souvenir de cet homme a bouleversée.
Ce qui colle à la peau, ce n'est pas seulement la pesanteur de l'air africain, c'est aussi la détestable impression que les hommes blancs s'y comportent comme des dieux : démiurges et surtout destructeurs. La mission civilisatrice décrite par la tante de Marlow est un leurre qui cache un crime gigantesque, effrayant. Même un homme comme Kurtz succombe à cette horreur, ultime mot qu'il lâche avant la mort. Kurtz, instrument individuel de la domination européenne en Afrique, en est finalement la conscience. Il est autant impossible de refuser cette violence colonisatrice qu'il est impensable de l'accepter moralement. Marlow s'en rend compte lui-même car les mots et les descriptions dont il use sont terriblement accusateurs pour l'Europe.
Evidemment, le colonialisme n'est pas la raison d'être de ce livre mais il a la particularité de mettre à jour les plus terribles noirceurs de l'âme humaine. En explorant ce territoire de l'âme, territoire impalpable mais tellement important, Conrad se rapproche encore de Marlow en prenant la même attitude : celle de l'explorateur.