AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
3,87

sur 1271 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
« Au coeur des ténèbres » a, depuis sa publication, fortement frappé les esprits et nombre d'artistes ont proposé des variations de cette oeuvre, que ce soit au cinéma ou en littérature, la plus connue étant bien sûr le « Apocalypse now » de Coppola. C'est justement ma récente lecture d'une variation de l'oeuvre de Conrad, « les profondeurs de la terre » de Silverberg, qui m'a donné envie de relire « au coeur des ténèbres ». Ma première lecture du roman remontait à bien longtemps, une quinzaine d'années, mes souvenirs du déroulé de l'intrigue étaient assez flous. Par contre, me restaient de cette lecture des sensations intenses, étouffantes, qui avaient durablement marqué mon esprit. Après cette seconde lecture, le roman de Conrad m'apparait encore plus comme un chef d'oeuvre absolu. Ce roman très court compte moins de 200 pages mais en parait deux fois plus. Non parce qu'il serait ennuyeux, il ne l'est pas, mais par sa consistance, sa richesse, tant sur le fond que sur la forme.

Plus largement qu'une charge contre la colonisation, le roman est une dénonciation des rapports de domination. A l'époque où se déroule le récit, le Congo n'est pas encore une colonie belge. Si le roi des Belges, Leopold II, exerce une souveraineté de fait sur ce territoire, c'est à titre privé, par l'entremise d'une société belge dont il est l'actionnaire principal qui est propriétaire d'une vaste partie du territoire et en exploite les richesses, ivoire et bois. Dans la façon dont l'auteur dépeint comment une compagnie privée peut s'accaparer des richesses et exploiter honteusement les populations locales, il n'y a pas à pousser très loin pour y faire le parallèle avec les dérives du capitalisme.
A cette dénonciation de l'avidité humaine, s'ajoute celle, encore plus forte, de la nature cruelle de l'Homme. le vernis de la civilisation n'est qu'un leurre, les ténèbres sont tapies dans le coeur de chacun, n'attendant que l'occasion pour reprendre le dessus. L'Homme occidental laisse libre cours à sa cruauté sans l'assumer, sa cruauté est hypocritement drapée dans les oripeaux de la volonté de civilisation du sauvage. Finalement, Kurtz qui s'est laissé dévorer par la jungle et qui est allé au bout de la folie n'est-il pas moins méprisable que tous ces Comptables et Directeurs ? Ces derniers ne sont d'ailleurs jamais nommés, ils se résument à leurs fonctions comme s'ils n'étaient même plus des êtres de chair et de sang. Au contraire de Kurtz dont l'âme est tourmentée mais qui, lui, en a une, ce qui lui permet un dernier éclair de lucidité L'autre personnage incarné du récit est Marlow, dont la fonction de témoin, d'observateur, en fait l'alter-ego du lecteur.

Rarement la jungle a été si bien dépeinte, prenant littéralement vie sous la plume de Conrad. L'auteur lui insuffle une personnalité envoûtante, inquiétante, si fascinante et insaisissable quelle transforme les Hommes qui lui sont étrangers. A la fois mère et maîtresse, elle peut consoler, aimer, mais aussi tuer ou rendre fou. Tantôt nourricière, tantôt meurtrière, elle est à la fois enveloppante et étouffante et toujours d'une beauté primitive, celle des origines. L'Homme dit civilisé prétend prendre possession de cette Nature sauvage, vanité qui ne peut que le perdre, physiquement et moralement. Ainsi, nombreux sont les membres de la compagnie à connaitre la maladie ou à perdre l'esprit.

Sur la forme, ce texte est d'une richesse infinie. Tout au long du récit, l'auteur utilise des jeux de correspondances, de rappels, de comparaisons qui offrent de nombreux axes de lecture.
Par de fines descriptions, Conrad fait appel aux sens du lecteur qui ressent la moiteur, l'exubérance de la forêt qui l'entoure. La lecture du « coeur des ténèbres » est très sensorielle.

« Au coeur des ténèbres » est un roman inconfortable à plus d'un titre, notamment dans la façon de refuser au lecteur une compréhension totale de ce qui se déroule. Beaucoup d'éléments restent finalement mystérieux, opaques, que ce soient des événements ou des personnages. le lecteur n'aura pas d'explication définitive. Lui est laissé le soin d'interpréter le périple de Marlow à la lumière ce qu'il comprend de la nature humaine. C'est comme si le sens véritable des choses restait dans l'obscurité de la jungle. Comme le mystère de la nature sauvage, il échappe à une compréhension absolue. le sens profond, on le pressent, on le devine, sans toutefois pouvoir en saisir l'entièreté.

A l'image de la nature dépeinte, l'écriture est envoûtante. Sombre, poétique, la plume est teintée d'une ombre de mystère comme la jungle est nimbée de brume.
Certains passages sont fracassants de beauté tant dans ce qui est évoqué que dans la façon de le faire.

Cette seconde lecture de cet immense roman n'est sans doute pas la dernière tant je suis certaine que je pourrai encore et encore y découvrir des beautés, des horreurs, en tout cas de la grandeur.
Commenter  J’apprécie          11527
D'abord, prendre le temps d'observer sur internet la vieille photographie de Joseph Conrad prise en 1904 par George Charles Beresford, découvrir avec fascination son regard usé de fatigue qui trahit une histoire tragique et révèle sa vision pessimiste du monde. Impossible d'imaginer ce visage en train de sourire. Ses rides, cicatrices de sa carrière maritime, marquent sous ses paupières les lignes de ses romans et nouvelles.
Puis, ce récit miroir dans les eaux troubles du fleuve et des âmes damnées. Conrad devait passer trois ans dans l'Etat libre du Congo, propriété privée de Leopold II, roi des belges, pour y travailler comme capitaine de Steamer mais il fut rapatrié au bout de six mois. Dans ses bagages, il ramena une dysenterie et un profond dégoût pour ses congénères, choqué par leur barbarie quand, éloignés de tout, ils se débarrassent de tous les interdits. Si pour Rousseau l'homme né bon, Conrad souligne qu'il ne peut retrouver son pucelage d'angélisme une fois qu'il a été corrompu par la société. Nul ne peut être reniaisé.
Peut-être frustré de n'avoir pu aller au bout de son aventure, Conrad charge Charles Marlow, alter égo fictif que l'on retrouve aussi dans « Lord Jim », de boucler son voyage. Son périple devient celui de son personnage, puis celui de millions de lecteurs. Les hélicoptères de Coppola suivront. En bande son, bien sur, la chevauchée des Walkyries de Wagner et The End des Doors.
Le jeune marin remonte le fleuve Congo et le temps vers le commencement du monde à la recherche de Kurtz, idéaliste et collecteur d'ivoire. le chemin initiatique qui mène à Kurtz, c'est une traversée de l'horreur. Nul ne s'amuse lors de cette croisière. En s'enfonçant dans ce milieu hostile, Marlow ne fait pas que tourner le dos à la civilisation, il pénètre les recoins les plus sauvages de la nature et primitifs de l'homme.
Au fil des pages, impossible de ne pas prendre conscience que Marlow ne trouvera pas le coeur des ténèbres sur une carte mais dans la dégénérescence de Kurtz. le personnage le fascine autant qu'il le répulse. Il se refuse d'écorner le mythe et cette ambivalence participe à la beauté trouble du récit. Il épargnera la mémoire du dément auprès de sa femme et de ses fidèles.
Marlow a croisé le regard de Marlon, qui a perdu la tête... Kurtz Brando, c'est aussi un peu « l'homme qui voulait être roi » de Kipling. de l'avidité des colonialistes blancs à la cruauté envers les africains, les mots de Conrad, s'ils ne jugent pas Kurtz, balafrent la corruption de l'impérialisme dans ces territoires perdus.
L'auteur n'oublie pas de décrire l'absurde de certaines situations dont il a été témoin comme le bombardement à l'aveugle de la jungle par un navire français et le ridicule de certains personnages. Certaines scènes d'Apocalypse Now, touchées par la grâce, transcendent ces passages.
On entend presque un dialogue entre le film et le livre. il ne s'agit pas d'une adaptation mais d'une conversation.
C'est la lecture récente de « ténèbres » de Paul Kawczak, premier roman très inspiré du récit de Conrad, à la trame plus charnelle, qui m'a donné l'envie de replonger dans les eaux troubles d' Au coeur des ténèbres dans la traduction très réussie de Jean Deurbergue.
This is the end.
Commenter  J’apprécie          1029
Le capitaine Marlow est chargé de récupérer Kurtz, un chef de poste en Afrique équatoriale. Après une longue remontée du fleuve Congo sur un vieux vapeur rouillé il trouve l'homme moribond. Celui-ci, devenu le gourou d'indigènes dont il se sert pour collecter l'ivoire, ne tarde pas à mourir, mais Marlow reste fortement impressionné par ce philanthrope qui a basculé et s'est mué en tyran sanguinaire.

Rencontre avec le mal, rencontre avec un homme civilisé qui n'était pas préparé à la vie sauvage, primitive et fabuleuse de l'Afrique, Au coeur des ténèbres n'est pas une charge contre le colonialisme mais une réflexion sur le côté obscur de l'homme prêt à émerger à tout moment. Un livre sombre, envoûtant et indélébile.
Commenter  J’apprécie          905
Congo, fin du 19ème siècle. le pays n'est pas encore une colonie belge, mais la propriété personnelle du roi Léopold II, qui en exploite les ressources, surtout l'ivoire.

Le capitaine Marlow (alter ego de Conrad), jeune marin anglais tenté par l'aventure africaine, débarque en Afrique équatoriale pour prendre le commandement d'un vieux vapeur branlant dont le capitaine est décédé récemment. Marlow est chargé de remonter le fleuve Congo pour aller récupérer un certain Kurtz, responsable d'un comptoir à Stanley Falls et grand pourvoyeur d'ivoire aux méthodes supposément immorales.

Marlow est fasciné par ce qu'il apprend sur ce personnage, dont on lui parle beaucoup mais qu'au final il verra et entendra fort peu, puisque l'homme est moribond quand il le retrouve enfin : un parfait gentleman, cultivé, intelligent, artiste à ses heures mais qui, au contact de cette terre africaine, de ses habitants, de sa nature sauvage et luxuriante et de son climat implacable, n'aurait plus écouté que sa cupidité et son obsession pour l'ivoire, et aurait tombé le masque de la civilisation pour basculer dans une sauvagerie absolue.

Tout au long de son périple, Marlow est envahi de sentiments troubles, contradictoires. Il perçoit tour à tour la jungle qui borde le fleuve comme un refuge maternel, matriciel mais, le plus souvent, comme un monde de dangers et de ténèbres. Marlow est constamment assailli par une sensation d'étrangeté et de mystère, enveloppé au propre et au figuré par la brume qui sourd tant de l'eau et de la forêt que de son esprit tourmenté. Et quand par moments le flou se dissipe, il est aveuglé par un soleil écrasant ou une nuit infernale.

Ce roman dénonce la domination de l'Homme Blanc dit « civilisé » sur le « sauvage », l'appropriation, l'exploitation et la spoliation des richesses d'un pays sans la moindre considération pour sa population, sauf dans la mesure où elle peut servir de main-d'oeuvre, et qui à ce titre subit des cruautés sans nom.

Marlow/Conrad remonte le Congo tout autant qu'il remonte le cours de l'âme humaine pour tenter de comprendre ce qu'elle comporte de part sombre, et pourquoi et comment cette obscurité, chez certains, se révèle au grand jour.

Un roman sombre, envoûtant, fascinant, oppressant, qui n'explique pas tous les événements ou comportements. Ce mystère, ces incertitudes, sont inconfortables pour le lecteur, comme ils l'ont sans doute été pour Marlow/Conrad. Ce dernier ne s'est pas lancé dans d'hypothétiques explications, pressentant probablement que la vie, l'âme ne seront jamais entièrement explicables. Savoir qu'on ne sait pas, un signe de l'intelligence et de la sagesse qui caractérisent ce roman très riche, à lire et à relire.
Lien : https://voyagesaufildespages..
Commenter  J’apprécie          697
Ce livre m'a ensorcelée…à l'image de la couverture que je trouve particulièrement bien trouvée, « La charmeuse de serpents » du Douanier Rousseau…Même exotisme, même fascination, même atmosphère. Il m'a fallu le lire à voix haute tant je le trouvais tout d'abord complexe et alambiqué. Peu à peu le charme a opéré, j'ai été mordue. Les phrases, murmurées, d'une poésie exotique magnifique, ont diffusé leur venin pour laisser une empreinte singulière, l'empreinte funeste du coeur des ténèbres dans lequel ce livre nous invite, jusqu'à nous étouffer.

Joseph Conrad nous convie à suivre ses pas, à prendre le chemin que lui-même avait déjà emprunté, direction le coeur des ténèbres du Congo belge, vaste jungle primaire habitée par des peuplades primitives, où se trouve le précieux ivoire pour lequel les pèlerins blancs sont prêts à tout, y compris à faire éclore leurs propre ténèbres.

« le mot “ivoire” passait dans l'air, tour à tour murmuré ou soupiré. On eût cru qu'ils lui adressaient des prières »

Mais avant de partir dans la folie congolaise, il faut passer par la Belgique pour se faire engager. Conrad compare Bruxelles à un sépulcre blanchi, la mort étant évoquée à travers ces deux femmes tricotant devant le bureau du Directeur de la Compagnie des Indes, tressant « leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul », funeste présage avant même le départ que raconte un certain Marlow, sorte de double de l'auteur. La visite au docteur, obligatoire pour tous les engagés, lui fait craindre le pire, le médecin lui mesurant la tête, l'interrogeant sur l'existence ou non de problèmes psychiatriques dans la famille...Peu reviennent du Congo belge, du moins peu en reviennent sain d'esprit…La Nature sauvage, puissante, impérieuse, diffuse ses ténèbres aux hommes qui basculent alors dans la sauvagerie la plus primaire.

Ce passage de l'un à l'autre, cette inoculation hallucinante, si je peux dire, des ténèbres de la Nature à celles des hommes, ce processus d'ensauvagement des hommes blancs, est narré de façon sublime, très imagée. Conrad, en auteur de la mer, emploie souvent des images maritimes, celles des vagues impétueuses. le but de l'auteur est de montrer comme les forces morales des hommes blancs (Conrad les appelle les pèlerins tant ils se pensent investis d'une grande mission civilisatrice), soi-disant civilisés, alors qu'ils ne font que piller l'ivoire, s'effondrent progressivement comme ensevelies, submergées par cette Nature foisonnante qui semble deviner leur sombre dessein.

« Des arbres, des arbres, des millions d'arbres, massifs, immenses, jaillissant très haut ; et à leur pied, serrant la rive à contre-courant, se trainait le petit vapeur encrassé, comme un bousier paresseux rampant sur sol d'un noble portique ».

Ce livre raconte l'aventure du capitaine Marlow et sa rencontre avec Kurtz, héros personnifiant précisément les sombres dérives de l'homme bousculant dans la sauvagerie. Sans doute que via Marlow, Conrad se libère des images noires qui l'ont habité lors de son propre séjour dans la folie congolaise.
C'est un récit pittoresque, exotique, empreint d'un certain racisme, celui qui avait cours à cette époque. L'auteur dénonce certes la cupidité des hommes blancs, leur petitesse, l'impérialisme de Léopold II, tout en regardant les hommes noirs avec une certaine condescendance. En ce sens, on ne peut pas vraiment dire que ce livre soit un réquisitoire contre le colonialisme. C'est bien plutôt un récit sincère, sombre et sans espoir, inscrit dans son époque, qui veut montrer que, dans le cadre du colonialisme, toute civilisation tombe dans la sauvagerie. Conrad reste bien du côté du colon, dans un regard eurocentré avec les biais racistes de son époque, mais un regard sombre et amer, me semble-t-il.

« Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était bien la pensée de leur humanité – pareille à la nôtre – la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideur. Oui, c'était assez hideux ».

Ce regard des colons, entachés de clichés et de racisme, entraine en effet inévitablement une rencontre ratée avec cette Afrique vue à travers le filtre de la force primaire, de l'anthropophagie, de la bestialité et d'où émane « L'odeur de boue, de la boue des premiers âges ». Cette façon d'être en Afrique ne peut que venir ronger leurs rapports avec ces tribus, dresser un mur et les enliser jusqu'au pourrissement. Comme rejetés, crachés, vomis. le coeur des ténèbres victorieuses au battement régulier et sourd comme ce bruit régulier de tam-tam entendu souvent derrière l'épais rideau d'arbres.

J'ai aimé la façon dont Conrad entoure de mystère cet homme dont tout le monde parle, Kurtz, et la fascination qu'il engendre. Kurtz semble avoir disparu, on ne sait pas vraiment s'il est mort et la mission de Marlow est de le ramener. On le dit homme cultivé, artiste, peintre, homme remarquable. Marlow découvrira un homme devenu sauvage, qui a su se faire accepter par les tribus mais qui a entouré sa maison de têtes décapitées et empalées sur des pieux, têtes de rebelles, ce qui en dit long en réalité, sur son emprise. Ses seuls mots, bredouillés au seuil de la mort, seront « L'horreur ! L'horreur ! ». Son portrait, tout en subtilité et nuances, est complexe et mériterait, de ma part, une relecture pour tenter d'en comprendre tous les messages et déterminer si Conrad est bien cet écrivain impérial ou au contraire un écrivain anti-colonial, il me semble que ce personnage de Kurtz permet d'avoir quelques clés pour mieux comprendre. Et au-delà de la cette compréhension, la complexité du personnage décrit en fait un personnage de littérature fascinant qui mérite d'être revisité. Ce d'autant plus que, sans doute, ce personnage complexe traduit les propres ténèbres intérieures et contradictoires de l'auteur.

J'ai adoré l'écriture de Joseph Conrad pour décrire ces ténèbres, cette nature sauvage. J'y étais. Je voyais cette foule d'adorateurs soumis autour de Kurtz, l'obscurité de la forêt, le scintillement de la longueur du fleuve entre les sombres courbes, j'entendais le battement du tam-tam, régulier et sourd, comme un battement de coeur…J'ai senti combien Kurtz, rassasié d'émotions primitives, était devenu sombre, l'ombre de lui-même, « une ombre insatiable d'apparences splendides, de réalités effroyables, une ombre plus ténébreuse que l'ombre de la nuit, et drapée noblement dans les plis d'une éloquence fastueuse ».


C'est d'une beauté absolue, d'un exotisme hypnotisant, je crois n'avoir jamais rien lu ainsi sur l'Afrique, et compense largement la complexité du récit par moment et le véritable dessein de l'auteur que plusieurs relectures me permettront peut-être de mieux comprendre. Me restent, en attendant ce second rendez-vous, une sensation étouffante, intense, mystérieuse et un style classique au charme suranné.


Commenter  J’apprécie          6622
Heart of Darkness
Introduction, traduction, notes, chronologie et bibliographie : Jean-Jacques Mayoux

ISBN : 9782081285965

Deux extraits de ce roman seront présentés sur Babelio.
La liste des personnages de ce roman sera bientôt accessible sur http://notabene.forumactif.com/

Cent cinq pages rédigées dans ce style rigide, comme perpétuellement au garde-à-vous, qui fait songer que, malgré tous ses efforts et en en dépit de son merveilleux talent, Conrad ne parvint pas à penser toujours en anglais. Une intrigue mince, que trois traits suffisent à délimiter, en tous cas en apparence : un officier de la marine marchande britannique se languit tellement de la navigation qu'il fait des pieds et des mains pour se retrouver sur un fleuve africain, à la barre d'un vapeur auprès duquel l'"African Queen" de John Huston fait figure de palace flottant. Une poignée de personnages, Blancs et Noirs, éparpillés entre la Belgique, le Congo de Léopold II et un tout petit oasis de paix nocturne sur la Tamise. Et avec cela, l'une des plus formidables réflexions que la littérature ait jamais produite sur le Mal qui guette, tapi au plus profond de l'être humain comme l'ennemi dans la jungle. Si formidable dans son cynisme, si inoubliable dans sa fascination pervertie que deux romanciers au moins - Timothy Findley avec son "Chasseur de Têtes" et Robert Silverberg avec "Les Profondeurs de la Terre" - et un cinéaste - Francis Ford Coppola avec le génial "Apocalypse Now" - ont jugé impossible de ne pas lui rendre hommage - à elle mais aussi au personnage qui la provoque et l'incarne : Kurz l'Omniprésent, Kurz le Dieu.

"Au Coeur des Ténèbres" n'est pas un livre simple. Il peut même tromper un lecteur néophyte au point de le faire s'interroger sur l'enthousiasme en général suscité par le texte de Conrad. Sa relative brièveté, son texte qui se ramasse sur lui-même, la manière dont son auteur en dit le moins possible tout en sous-entendant le maximum, cette façon qu'il a de solliciter l'imagination mais aussi les peurs les plus secrètes, les plus malsaines du lecteur, la répartition de l'action entre deux personnages, Marlow et Kurz, qui ne sont en fait que les deux faces d'un même être, Conrad lui-même lorsqu'il découvre le Congo, tout cela contribue à en faire une énigme, une espèce de jeu de piste particulièrement retors et cruel qui débouche sur un désespoir sans appel.

Pour certains, qui répètent une leçon bien apprise mais pas forcément comprise, il s'agirait avant tout d'une dénonciation du colonialisme. Vous qui me lisez, n'allez pas tomber dans cet énième panneau posé par les Séraphins de la Bien-Pensance : lisez et faites-vous votre opinion avant d'emboucher à votre tour leur trompette absconse. Conrad rapporte le langage utilisé par les colons belges pour désigner les Noirs mais, ce langage, Marlow l'utilise tout autant. Les Noirs l'étonnent, voire le choquent, comme il les étonne et les choque : pour Conrad, ça marche dans les deux sens.

Son alter ego "positif" n'hésite pas à se débarrasser tout de suite du marin - noir forcément - qui est mort d'une balle perdue lors de l'escarmouche avec la tribu lancée par Kurz contre le vapeur, et le flanque tout tranquillement dans le fleuve parce qu'il redoute que les autres membres de l'équipage, qui sont anthropophages et ne se nourrissent depuis plusieurs jours que des restes d'une viande d'hippopotame pourrie, ne subtilisent le cadavre pour s'en faire un roboratif barbecue. Marlow ne les condamne d'ailleurs pas, il trouve cette attitude somme toute très normale pour un cannibale, bien plus normale que d'accepter de se coltiner de la viande d'hippopotame pourrie pendant le parcours qu'ils ont accepté de faire avec les Blancs.

Marlow, pas plus que Conrad, n'est un Séraphin bien-pensant : s'il est révolté par les mauvais traitements infligés au malheureux indigènes du poste où il doit prendre en charge son vapeur - quel homme de coeur ne le serait pas ? - il ne lui viendrait pas à l'idée de passer pour autant sous silence les comportements primitifs, instinctifs et souvent incompréhensibles à ses yeux des Africains qu'ils découvrent. Blancs comme Noirs, nous sommes tous de bien étranges animaux, voilà le credo de Marlow et il n'en démordra pas une seconde.

N'en déplaise donc aux crétins heureux, "Au Coeur des Ténèbres" se préoccupe peu des méfaits de la colonisation belge. Rien à voir, mais alors rien du tout avec "Le Crime du Congo Belge", que Sir Arthur Conan Doyle publiera dix ans plus tard. Non, ce qui passionne Conrad, ce sont les ténèbres de l'âme humaine, que celle-ci soit enfermée dans un corps blanc ou dans un corps noir.

Arrivé dans le sillage des colons belges, Kurz, dont on parle tant et qu'on voit si peu, Kurz, comme chacun d'entre nous, portait en lui ces ténèbres. Mais rien ne prédisposait ce musicien remarquable, cet homme charmant et cultivé, d'une rare intelligence, à les développer. Fût-il resté sous nos latitudes qu'il n'est pas non plus certain qu'il y aurait cédé. Seulement, sa rencontre avec l'Afrique, ce continent dont Conrad exprime tout à la fois avec brutalité et subtilité les beautés et les mystères - beautés incompréhensibles, mystères abyssaux pour l'homme qui n'y est pas né, tous éléments d'une vie primitive, grandiose et animale, splendide et effrayante, dont, si nous en croyons les chercheurs actuels, l'Humanité tout entière est issue - l'a, pourrait-on dire, débloqué. Sur cette terre où tant de choses restent à découvrir et à comprendre, Kurz vacille, Kurz s'effondre, Kurz rampe, Kurz massacre, Kurz accepte les initiations les plus terribles, Kurz plonge dans ses propres ténèbres et les noircit encore et encore, d'abord pour l'or blanc qu'est l'ivoire, ensuite et presque exclusivement pour conserver la puissance qu'il a conquise en se laissant adorer comme un dieu - en s'identifiant à un dieu.

Assurément, Conrad n'est pas un sectateur de ce pleurnichard de Jean-Jacques. Pour lui, l'homme naît sinon mauvais, du moins porteur du Mal, un Mal qui ne demande qu'à éclore. Et Kurz, cet "homme remarquable" sur tant de plans, l'a fait éclore de façon magnifique. A tel point que, en dépit de la répulsion que lui inspire le personnage, Marlow continue à l'admirer. Est-on bien sûr d'ailleurs que le dernier cri de Kurz, à la fois prisonnier et dieu de l'Afrique, ce fameux : "Horreur ! Horreur !" qui n'a pas fini de retentir dans nos cauchemars, n'était pas un ultime serment d'allégeance aux Ténèbres ? ...

Un texte difficile parce que faussement innocent, un texte inoubliable. A lire, à relire et à relire encore. Pour sa perfection. Pour toutes les interrogations qu'il porte en lui. Et avant tout pour son manque absolu d'hypocrisie - que certains préfèreront traiter de cynisme. Mais quelle importance ? Kurz et ses Ténèbres sont immortels. Si vous scrutez bien votre miroir, l'un de ces soirs, vous les apercevrez peut-être : qui sait ? ...
Commenter  J’apprécie          583
J'ai eu l'occasion récemment de revoir Apocalypse now de Francis Ford Coppola. Chef d'oeuvre qui n'a pas pris une ride tout comme le livre dont s'est inspiré le réalisateur : Au coeur des ténèbres de J. Conrad.
Comment sortir indemne de la lecture d'un tel roman ? L'impression la plus forte reste pour moi la somme d'interrogations existentielles auxquelles il renvoie. Car mine de rien ce long "voyage immobile" sur le fleuve Congo auquel s'est livré Marlow, le narrateur du récit principal, est avant tout un voyage dans le temps - celui des origines de l'humanité - et aussi à l'intérieur de soi. Mais Conrad se plaît à perdre sa lectrice ou son lecteur ou plutôt à l'entraîner dans cette sombre équipée en brouillant ses repères : jeu de l'ombre et de la lumière tous deux porteurs de mort ; jeu de miroirs entre Conrad et Marlow car on ne sait pas toujours à qui renvoie la férocité de l'ironie ou des traits d'humour noir...
Aucune certitude donc : des doutes, des équivoques, des interrogations.
A commencer par le regard jeté sur le monde extérieur. Parfois la Nature apparaît comme une force primordiale et souveraine, bien au-dessus des hommes et de leurs misérables gesticulations. A d'autres moments, il s'agit d'une puissance occulte d'autant plus redoutable qu'elle recèle des dangers que Marlow et ses compagnons ne peuvent ni identifier ni prévenir.
Cette vulnérabilité de l'humain au coeur d'une "terra incognita" permet d'ailleurs à J. Conrad de jeter un regard acerbe sur la notion de civilisation. Fragilité du vernis civilisationnel, relativisme des moeurs et des coutumes, il s'en donne à coeur joie à travers le récit de Marlow confronté lors de son expédition sur le fleuve Congo aux pratiques colonialistes des Blancs qu'il va rencontrer tout au long de son périple.Critique féroce de l'exploitation des indigènes portée par une plume qui sait se montrer éloquente et indignée. Mais ne croyez pas pour autant qu'il se fasse le chantre de l'anti-colonialisme car il porte en même temps sur les Noirs réduits à l'état d'esclaves un regard souvent froid et distancié qui pourrait être celui d'un anthropologue, l'empathie en moins.
C'est un thème important du roman mais ce n'est pas, à mes yeux du moins, le plus important. Au fur et à mesure de son "voyage immobile" sur le fleuve Congo, Marlow va nous entraîner dans une sorte d' "hallucination funèbre et insensée". Et il va petit à petit être confronté à un univers cauchemardesque "tout près d'une frénésie noire et incompréhensible" dont il n'a pas les clés. C'est d'ailleurs dans l'analyse subtile de ces états de conscience modifiée que la plume de Conrad donne sa pleine mesure, tant il rend palpable l'état de tension hallucinée dans lequel se trouvent Marlow et ses compagnons.
Cette force d'évocation on la retrouve aussi dans les scènes où l'auteur décrit d'une plume subversive, car minutieuse et impitoyable, l'agonie terrible des esclaves noirs qui succombent sous les mauvais traitements infligés par les colonisateurs. Des scènes qui renvoient de plein fouet à tous les processus d'extermination qu'a connus notre vingtième siècle et à leur corollaire : le Mal absolu.
Dans le roman, l'auteur le relie souvent à un retour à "l'homme primitif" et à la violence qu'il déploie par instinct de survie. Mais quid des personnages du roman ? Surtout si l'on considère l'ambiguïté avec laquelle Marlow évoque le personnage de Kurtz, un aventurier qu'il est censé récupérer sur l'île où il s'est réfugié. On sent que jusqu'à la fin du roman Marlow est à la fois fasciné par la magie du sorcier et terrifié par les pratiques de tortionnaire mises en place par Kurtz sur les indigènes qu'il a sous sa coupe.
Et ce n'est pas la fin qui apporte des éclaircissements à ce questionnement métaphysique car on s'enfonce toujours "au coeur d'infinies ténèbres". Ce sont les derniers mots du roman.
Et pourtant je n'ai pas regretté de m'embarquer à bord du vieux rafiot de Marlow tant l'univers dans lequel il évolue est prenant sans parler des questionnements existentiels auxquels il renvoie.
Commenter  J’apprécie          5418
Difficile d'ajouter ses pauvres "nouveaux" mots aux somptueuses & érudites critiques de nos amis d'ici : celle de Woland [pionnière en novembre 2012] m'épatant tout particulièrement ! (Mon Dieu, quel boulot et quelle culture... ). Citons aussi le bel éclairage d'ordreterne [février 2016], et sa flamboyante conclusion ! le Mythe vivant.

Eh bien, si "Heart of Darkness" (écrit en 1899, publié pour la première fois en 1902) est invariablement découvert par tant de générations de lecteurs (grâce au "bon" Francis Ford Coppola, "son" Vietnam et sa "Chevauchée des Walkyries"), on ne s'en plaindra pas ! Car l'odyssée de l'aventurier Marlow remontant le fleuve Congo (jusqu'aux sources d'Humaine Barbarie) est toujours aussi hallucinante ; le vapeur pourri, rafistolé, reprenant sa route jusqu'à ce que le dinosaure de métal et de bois vermoulu s'immobilise sous les sagaies des assaillants et les pièges de la brume grise... Un parfum d' "Aguirre la colère de Dieu" [1972] de Werner Herzog, avec le regard halluciné de l'acteur "fou" Klaus Kinski au milieu du fleuve, face à la jungle... Puis la nuit complète, enfin... L'apparition de Kurtz mourant, âpre aventurier trafiquant d'ivoire entièrement "passé à la sauvagerie"... sa disparition presque anonyme sur le vapeur qui repart... le retour européen de Marlow qui veut rencontrer la fiancée du "sauvage"...

On se demande un peu pourquoi tant d'autres romans - pourtant également fameux - de l'ukraino-polono-brittanique Joseph Conrad n'ont pas eu la gloire française de "Heart of Darkness", sombre tragédie d'allure shakespearienne (moderne) sous forme de court roman : et je pense particulièrement aux "jeunes" romans de sa quarantaine : "The Nigger of the Narcissus" - le Nègre du Narcisse" (1897) et "Lord Jim" (1900) ou même au "Nostromo" (1904) qui gardera la tonalité de ce "coeur des ténèbres"... (cité dans le très noir "Alien" de Ridley Scott : Nostromo étant le nom de baptème du navire-cargo spatial en route vers la "mauvaise "planète...)

Et je pense aussi à "Sous les yeux de l'Occident" (son énorme et passionnant roman "russe" tardif, paru en 1911, travail de trois années qui le laissa complètement exténué... ) ou encore au mélancolique "The Shadow Line" (1916) - "La Ligne d'Ombre" qu'adapta brillamment Andrzej Wajda pour la télévision polonaise.

Et vous savez quoi ? Mais vous le savez déjà... Joseph Conrad avait longuement "vécu" (bourlingué sur les mers du globe, de 1875 à 1894) avant de commencer à écrire et publier... "Petit détail" qui contribue fortement au réalisme des situations et peut expliquer le pessimisme (structurant) de ses "récits" : si peu d'espoir placé dans l'espèce humaine... Expliquant aussi les personnages-relais (marins, capitaines) de la pensée de l'auteur... Expliquant enfin - selon nous - l'exigence et la grandeur de son art littéraire, d'une extrême modestie de forme et ne s'encombrant pas de "faire littéraire" (un peu "L'Ecole Simenon" avec le vécu périlleux d'un Antoine de Saint-Exupéry).
Lien : http://www.regardsfeeriques...
Commenter  J’apprécie          535
Pour ce chef d'oeuvre époustouflant, immersif, étouffant, définitif, je vais pour une fois briser la coutume et plutôt que d'écrire moi-même car les mots me manquent, renvoyer humblement à la formidable critique de Foxfire qui a exprimé exactement ce que je ne sais pas dire.
A l'issue de ce voyage au bout de soi-même où l'horreur de ce qu'on y rencontre est indicible, il me vient un tel dégoût de l'humanité que cela me laisse sans voix.
A lire absolument, quitte à se retrouver à vie hanté par le personnage de Kurtz.
Commenter  J’apprécie          394
Comme beaucoup j'ai d'abord approché ces ténèbres par l'adaptation qu'en a fait Coppola dans "Apocalypse now". le film, transposé à la guerre du Vietnam, m'avait fort marqué. Il bénéficiait d'une aura particulière en raison d'un tournage dantesque : burnout de Copolla, alcoolisme de l'acteur principal, tempêtes destructrices... Des années plus tard j'ai retrouvé dans le livre de Joseph Conrad cette langueur au fil de l'eau, cette nature envoûtante et intouchable et cette menace diffuse qui accompagne le capitaine Marlow tout au long de son périple . S'enfonçant inexorablement dans les ténèbres et perdant petit à petit ses repères, arrivera-t-il à ne pas sombrer et à mener à bien sa quête ?
Commenter  J’apprécie          350




Lecteurs (3167) Voir plus



Quiz Voir plus

Le miroir de la mer

Quel est ce personnage qui fuira toute sa vie la honte d'avoir quitté un navire menaçant de sombrer

Lord Jim
Demian
Coeur de pirate
Kurt Wallander

10 questions
66 lecteurs ont répondu
Thème : Joseph ConradCréer un quiz sur ce livre

{* *}