Tu ne courras plus jamais, alors autant se faire plaisir et boucher ses artères. Quand tu était fin, musculeux, Béatrice posait son oreille directement sur ton cœur. Aujourd'hui Joanna n'entend pas : tu as tout recouvert de graisse, ça protège ton cœur, ça lui évite d'avoir mal, les mots rebondissent contre tes bourrelets. Dans quelques temps, tu auras plus de poitrine que ta femme. Continue, mon gars, continue comme ça. Protège-toi.
Ils ont vécu plus de deux décennies ensemble et leurs corps se détestaient. Joanna a sauvé Anthime de son échec, Anthime a sauvé Joanna de sa timidité. Ils se doivent tout ; pourtant , ils ne se sont rien donné.
Personne ne peut rien faire devant la douleur d'une femme bafouée. Le pire, c'est qu'elle ne souffre pas de ce qu'elle sait, mais de ce qu'elle imagine.
Le jeune athlète a toujours joué un rôle à part dans l'existence de ses admirateurs. Ce n'est pas tant le talent du sportif qui exacerbe leur désir que la vie qu'ils lui imaginent.
Anthime pensait pouvoir sortir de la masse humaine que formaient les habitants de son quartier, ses admirateurs, son public, ses camarades de classe, il croyait échapper à l'enfer des gens normaux, sans comprendre que les gens normaux, les gens comme les autres, ça n'a jamais existé que dans les livres pour donner au héros un prétexte supplémentaire dans sa lutte contre les forces maléfiques.
Les tragédies familiales semblent toujours insignifiantes quand elles se jouent sur une autre scène que la vôtre. P 11
Les tragédies familiales semblent toujours insignifiantes quand elles se jouent sur une autre scène que la vôtre.
C'est dangereux le succès, ça vous mange la famille, la mémoire.
La brûlure quitta les pieds d’Anthime, remonta jusqu’à sa poitrine. Son esprit désertait la cuisine et retournait au bord de ce chemin de terre où l’adolescent n’avait rien fait d’autre que suivre son rêve, caresser un espoir. Il sentit ses entrailles exploser dans leur cage. Alors il fondit en sanglots. De ses paupières douloureuses s’échappaient le poids des coups, des os, des regards. Ses pleurs étaient pour Béatrice, pour le champion qu’il avait brisé à force de vouloir démontrer au monde qu’il n’en avait jamais été un. Et pourtant si. Ce jour-là, attablé aux côtés d’étrangers bienveillants, il sentait ses souvenirs d’athlète refluer telles des odeurs d’égouts. Il avait été champion dans l’imagination des autres, mais, sur le terrain, il ne valait pas plus que les jeunes recrues du centre. Les espoirs de ses proches, de ses camarades, de Béatrice, de Joanna l’avaient porté jusqu’à cette piste où son corps s’était coupé en deux. Il avait couru sur les sentiers vétustes à l’ombre de la gloire, à la manière des poissons emportés dans le sillon d’un navire qui s’éloigne.
Sur la poitrine, à l’endroit où les fabricants ajoutaient une poche en synthétique, le capitaine de l’équipe avait préféré dessiner un écusson : un pélican, de trois quarts, ailes écartées, offrait aux regards sa puissance, son envergure et son mystère. Un des oiseaux les plus lourds, capable de voler, de nager, de pêcher, symbole de la piété depuis l’époque médiévale, période où le pélican était représenté s’arrachant le cœur pour l’offrir en nourriture à ses petits. Mettez-vous en pièces pour les autres, défoncez-vous, faites craquer les squelettes, vendez-leur du rêve. Voilà ce que ça voulait dire : arrachez-vous la peau pour nourrir les espoirs des autres. Oiseau de malheur. Pour s’arracher le cœur, encore faut-il en avoir un.Si la plupart des élèves riaient à la vue du volatile – certains refusaient de porter un maillot aussi ridicule –, le pélican plaisait à Anthime. Il aimait qu’un corps lourd puisse voler si haut, qu’un être vivant défie les lois de la terre. Le pélican renversait les codes, il sortait du lot. L’oiseau prit Anthime sous son aile dès les premiers instants qu’ils passèrent ensemble.