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Critique de Charybde2


Au ras de la moquette d'un World of Corporate Warcraft insensé, une étonnante métaphore dystopique, poussée à l'extrême, pour réinterroger nos rapports au travail.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/02/01/note-de-lecture-les-agents-gregoire-courtois/

Solveig, Théodore, Laszlo, Clara et Piotr travaillent dans une tour de bureaux, préposés à la surveillance des ordinateurs qui gèrent et tirent profit de l'économie du monde. Ils vivent là, aussi, car depuis des temps désormais immémoriaux, il est apparu beaucoup plus rationnel de vivre sur son lieu de travail plutôt que de perdre tant de temps, d'argent et d'environnement, éventuellement, à circuler entre un domicile et un bureau. Lorsque leur travail programmé leur en laisse le loisir (bien qu'ils n'exécutent que d'authentiques bullshit jobs, les machines qu'ils sont censés superviser ne commettant jamais d'erreurs, leur emploi du temps est étroitement encadré par l'organisation à laquelle ils appartiennent), ils doivent en permanence, au sein de leur (toute petite) guilde de collègues s'employer à survivre face aux convoitises d'autres collègues, dans cette jungle de bureau, ce World of (Corporate) Warcraft où les couteaux sont tirés en permanence, et pas de manière purement métaphorique. Dans les interstices de leur vie de labeur, ils échafaudent des plans, travaillent des rêves obscurs, élaborent des divertissements obsessionnels, cultivent leurs psychopathologies de la vie quotidienne, ou s'adonnent à d'étranges complotismes de machine à café, de vive voix parfois, sur leurs canaux réputés privés (jusqu'à un certain point) le plus souvent. Jusqu'à ce que, prise dans l'étau de forces plus puissantes qu'elle, la micro-guilde qu'ils forment tant bien que mal se mette en mouvement, transgression après transgression de la règle et de l'habitude, en direction volontaire et involontaire de révélations inimaginables…

C'est le grand Julien Campredon, venu jouer les libraires d'un soir chez Charybde en décembre 2013 (une soirée à écouter ici), qui nous avait le premier parlé des « Travaillants » de Grégoire Courtois, publié dans la collection Les Lunatiques de Presque Lune en 2009. Retravaillé depuis sous le titre « Les agents », au Quartanier en 2020 et chez Folio SF en 2022, ce roman de 300 pages illustre parfaitement la capacité de l'auteur à projeter une métaphore ramifiée dans ses ultimes retranchements, pour notre plus grand plaisir éventuellement vertigineux : on se souvient notamment de son « Suréquipée » de 2015, inquiétante fable science-fictive autour d'une voiture intelligente à caractère animal prononcé, ou de son « Les lois du ciel » de 2016, qui explorait avec brio le potentiel résolument cauchemardesque d'une « classe verte » scolaire a priori anodine.

Télescopant avec force les situations et images anodines, à la limite du cliché contemporain, de « The Office » ou de « Caméra Café », voire les cases les plus joliment fielleuses des cartoons de « Dilbert », en direction d'une utopie méticuleusement dégénérée jouant avec les motifs des « Monades urbaines » de Robert Silverberg, « Les agents » propulse les visions amoindries du travail contemporain (on songera sûrement à la belle anthologie « Au bal des actifs » de la Volte) en direction de l'un de leurs aboutissements logiques, outré et terrifiant, naturellement. Calculant une superbe tonalité au plus juste, juxtaposition de petitesse calculée et de lyrisme épique, entrechoc rusé de manuels de gestion des années 80 et de Tables de la Loi (du Profit ou de la Shareholder Value), enchevêtrant le récit officiel et les récits officieux, les faits vérifiés et les légendes les plus folles, se nimbant de tout le cynisme incrédule et triomphant de ces cadres et employés à qui « on ne la fait pas », « Les agents » manie le souterrain et l'inexorable, l'évidence proclamée et l'absurde des processus automatisés au dernier degré, l'ambiance si spéciale du jeu de rôle « Paranoïa », pour aboutir à une fiction noire, désespérée en diable, mais étrangement phosphorescente ces temps-ci, à l'heure où une partie du capital voudrait une fois de plus contraindre les forces productives à « travailler » plus longtemps pour mieux entretenir le taux marginal de profit accumulé, jugé un peu menacé à la longue.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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