C'est pour ça que je t'ai dit l'autre jour que le futur existe déjà, et que le passé existe encore.
C’est une sorte de tourbillon. Un immense tourbillon capable de happer n’importe quelle embarcation. Mais si on reste en retrait, on peut y observer d’étranges phénomènes. Pas ce trou, ce mouvement de toupie, cette spirale d’eau où s’engouffre le vent, il semble y avoir un passage secret. Comme une porte entre deux mondes, ou entre deux temps. Des objets insolites en sortent, projetés violemment. […] Le tourbillon s’est élargi, et une forme oblongue en a jailli. Propulsée à des hauteurs vertigineuses, la chose semblait vivante, mais elle ne l’était pas. Elle est retombée, raide et inanimée, à quelques encablures de notre bateau. Et on a pu la repêcher. C’était un meuble.
Son oeil sécrète de grosses gouttes. Des perles que je recueille au fond de la gourde. Je remplis la gourde avec ses larmes. Ses larmes de dragon fatigué par les siècles. Fatigué des hommes et des guerres. Fatigué de tout.
Toutes ses larmes.
Et pendant que la gourde se remplit, c'est moi qui le fixe et lui parle avec mes yeux.
"Je ne vais pas te tuer, je dis. Je ne vais pas cuire ton coeur. J'ai ce qu'il me faut. Tes larmes sont la sueur de ton coeur. Et la sueur de ton coeur me suffit."
Le dragon m'écoute. Il me laisse faire. Je laisse son coeur transpirer dans la gourde, jusqu'à ce qu'une larme la fasse déborder et glisse entre mes doigts tremblants.
(p.213)
La mémoire est une cloche.
Capable de provoquer une avalanche.
(p.91)
Andoke a dit : le temps est une rivière. On peut en sortir et marcher sur les berges, remonter vers l’aval ou l’amont.
Andoke a dit ça. Et l’homme dit autre chose.
L’homme sur le bateau parle du grand désordre du temps, il mélange hier et demain, il imagine le temps comme un jeu de cartes. Le passé, le présent et le futur entre nos mains.
Et je ne sais pas qui a raison.
Je ne sais pas si Andoke et l’homme sur le bateau disent la même chose, ou le contraire l’un de l’autre.
J’entends les mots de l’homme, je me souviens de ceux d’Andoke, et je me sens perdue.
J’ai le cœur qui tourne.
Encore et encore et encore.
Mon cœur fait un tour complet sur lui-même.
Mes poumons suivent le mouvement. Ils me brûlent.
Une coulée de feu.
C’est comme si mon corps brûlait tout entier.
Que mon sang s’épaississait. En caillots, puis en braises.
Quand je ferme les yeux, je vois des forêts. Avec des arbres, des ombres et des lumières qui ne sont pas les nôtres. Je vois des paysages d’ailleurs. Des endroits où je ne suis jamais allée dans cette vie.
Mes muscles me tiraillent. Mon sang bouillonne, comme la sève dans les arbres. Mon pouls s’emballe. Depuis plusieurs nuits, Magma se manifeste un peu plus. Elle me remplit. Elle gonfle. Mon corps est une outre trop petite pour nous deux. Une outre qui menace de déborder.
Parmi les histoires que me raconte Andoke, il y a toutes celles des peuples cachés. Des elfes vivant dans les entrailles de la terre, ou entre les rochers. Des monstres ailés, oubliés pour les siècles à venir au fond de leurs tanières introuvables. Et parmi eux, les dragons. Des dragons endormis, dont on dit que le cœur a des vertus magiques. Celle ou celui qui en avale une bouchée peut prétendre voyager dans le temps sans temps. D’hier à demain. D’aujourd’hui à il y a un millier d’années.
Le monde ne se résume pas à ce qui est visible aux yeux de tous. Le monde est double. Deux mondes vivent l’un dans l’autre, enchâssés comme le jour et la nuit. Inséparables.
Moi, Askold, je suis actuellement enfermé pour traîtrise et complicité de meurtre dans un sombre cachot de quatre mètres sur quatre, en compagnie d’un géant qui passe son temps à réciter les tables de multiplication en s’applaudissant tout seul.